Intervention  aux RENCONTRES de DURAS 2012

de

Tran van Cong

Le principe incestueux dans les romans indochinois de Marguerite Duras

 

Au début des années 1990, je suis tombé par hasard sur un livre de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, que j’ai découvert pour la première fois. Ce roman m’a tout de suite passionné non seulement pour son histoire, son style mais aussi le contexte vietnamien de la première moitié du XXe siècle. En lisant ce roman, j’ai été intrigué par les relations singulières entre les personnages principaux, notamment entre les membres de la famille en question. Mais à l’époque, je ne pouvais pas déterminer le type de relations dont il s’agit dans ce premier roman du futur cycle indochinois. La lecture postérieure des autres textes de Duras, en particulier L’Amant et L’Amant de la Chine du Nord, m’a permis de reconnaître la nature des sentiments des personnages. 

Les trois romans du cycle indochinois mettent en scène les relations incestueuses dont les personnages féminins, précisément la mère et la fille, sont les protagonistes ou les meneuses de jeu. L’inceste devient même un principe d’écriture, d’autant plus qu’il hante les écrits de Duras de façon invisible, implicite. 

En effet, le grand amour abordé dans le cycle indochinois concerne plutôt celui de la jeune fille avec son frère/petit frère que celui qui l’unit au Chinois. Pour la narratrice, l’écriture constitue un moyen de révéler discrètement et de suggérer pudiquement l’amour pour son petit frère. Les relations atypiques se manifestent également entre la mère et son fils aîné, mais la représentation de cet inceste s’avère encore plus discrète, plus implicite dans les textes étudiés. 

Dans les romans indochinois de Duras, on peut constater que le principe incestueux se construit d’abord grâce à une représentation littéraire notamment implicite, puis, à la manipulation des outils linguistiques et enfin, à l’intervention des facteurs socioculturels et psychologiques dans le récit.

Pour Duras, l’inceste passe pour être le modèle le plus achevé de l’amour, l’idéal des sentiments entre les êtres. Les textes étudiés montrent que la mère et la fille placent respectivement leurs « hommes » au niveau de leurs amants idolâtres. Cependant, le désir incestueux se heurte en permanence aux barrières invisibles et indicibles représentées par les conventions sociales et familiales. L’insatisfaction du désir provoque chez les personnages des sentiments complexes : le manque d’ « être », l’obsession, le refoulement mais aussi le tiraillement. En effet, puisque la pulsion sexuelle des personnages n’est pas satisfaite, ces derniers souffrent d’un manque permanent, leurs sentiments sont refoulés au point de demander à exploser. Cependant, ce n’est pas facile de dévoiler l’inceste dont la prohibition est universelle, sans compter que les mœurs ne le permettent pas. Malgré tout, Duras s’est adonné à l’écriture pour dire le désir incestueux sans le dire. C’est la mort de son petit frère qu’elle aime plus que tout qui déclenche son acte d’écriture destiné à mettre en mot cet immense amour pour le rendre éternel. Pourtant, l’écrivain se heurte à de nouveaux obstacles : d’une part, l’amour idéal est trop beau pour être suffisamment et explicitement représenté dans l’œuvre ; d’autre part, la mère est toujours là pour exercer une censure invisible mais sévère sur son écriture. Ainsi, l’inceste chez Duras est combiné avec l’impossible et l’interdit : elle ne peut ni réaliser l’acte incestueux ni raconter librement les sentiments qu’elle croît découvrir chez les membres de sa famille. La période de l’écriture implicite ne se termine qu’après la mort de la mère en 1956, date qui marque un changement important dans l’écriture de l’auteure qui opte pour une expression de plus en plus ouverte, voire explicite de l’inceste non seulement dans les textes littéraires mais aussi dans des entretiens qualifiés de choquants par de nombreux lecteurs et auditeurs. Les œuvres de Duras confirment cette évolution dans son écriture en général et dans la représentation de l’inceste en particulier. 

L’inceste – cet idéal de l’amour – dépasse toutes les limites, c'est-à-dire l’interdit, pour constituer l’origine de la création littéraire. La thématique est tellement prégnante qu’elle devient le fil d’Ariane qui tisse des liens entre les trois romans pour établir un réseau d’intertextualité permettant d’aller de plus en plus vers l’aveu de l’inceste. Si dans Un barrage contre le Pacifique, Duras ne fait que suggérer l’inceste à travers les actes aussi particuliers que mystérieux des personnages, dans L’Amant, elle annonce dès le début son intention de révéler des secrets sur les « périodes cachées », non-dites car indicibles, qu’elle a « évité de dire » dans le premier roman. En effet, les relations incestueuses entre la mère et le fils aîné, entre la sœur et son petit frère sont plus explicites dans ce deuxième roman avant d’être consommées dans L’Amant de la Chine du Nord. La lecture rétroactive joue ainsi un rôle important dans la reconnaissance de la thématique de l’inceste dans le premier roman du cycle. A étudier les trois livres en question, on peut constater que la mère éprouve un amour qui dépasse même l’ordre de l’affection maternelle. Sa façon d’appeler son fils Joseph dans le premier roman et le fils aîné des deux autres romans, le regard, la douceur, le sacrifice en sa faveur, l’envie de satisfaire son désir, la dépendance de son existence, la confidence qu’elle lui fait, la préférence du fils aîné au détriment des deux autres enfants…, autant de preuves de l’amour démesuré d’une mère énigmatique pour le jeune homme qui remplace son mari mort dans cette famille ancrée dans un endroit clos et isolé. De son côté, Joseph/le fils aîné exerce une emprise particulière sur sa mère au point de s’assimiler au chef de la famille, donc au « mari » de la mère. Il se l’accapare pour lui seul et couve le désir pour elle, désir qui l’obsède à chaque fois qu’il couche avec d’autres femmes. Bien qu’aucun rapport physique, sexuel entre ces deux complices unis jusqu’à la mort ne soit révélé dans les romans, une espèce d’amour secret incommensurable transparaît entre les lignes. L’attitude perverse et énigmatique de la mère induit la complicité du fils aîné mais aussi les relations incestueuses entre la fille et son petit frère. Cet amour mystérieux à l’égard de la narratrice est innommable et refoulé jusqu’au jour où la mort du petit frère déclenche chez elle une prolifération de paroles pour exprimer les sentiments obsessionnels pendant de longues années et pour franchir ainsi le seuil de l’indicible. Marguerite Duras suggère les liens incestueux par les non-dits, les éléments narratifs suggestifs pour éviter d’aborder directement le grand tabou. L’inceste fraternel est en effet suggéré par le vocabulaire amoureux utilisé par la protagoniste, par l’évocation des lieux paradisiaques (le jardin, le barrage, la salle de classe, la chambre et le lit de Joseph, la salle de bain), par le jeu de remémoration des sensations corporelles à travers une tierce personne pour satisfaire ses désirs refoulés, par les appels de l’être aimé dans le rêve, par la verbalisation du désir lors des conversations avec une tierce personne. La représentation de l’inceste fraternel suit une évolution progressive dans les romans : depuis les actes attentionnés aux attouchements, à l’obsession de l’image du petit frère dans l’esprit de la sœur et enfin, à l’acte sexuel dirigé par celle-ci. 

Je passe maintenant au rôle de l’écriture dans la représentation tantôt implicite tantôt explicite de l’inceste dans les romans soumis à l’étude. L’examen des textes montre que le principe incestueux confine à l’impossible, c’est-à-dire l’impossibilité de réaliser vraiment l’inceste considéré comme l’amour idéal mais aussi celle de dire la vérité de l’inceste. L’écrivain opte pour une ambiguïté de la narration pour dire son implication dans les relations incestueuses tout en se mettant à l’écart de la situation. Cette ambiguïté se traduit d’abord par le jonglage entre le pronom elle qui exclut la narratrice de l’histoire de l’inceste racontée et le pronom je qui associe l’auteure, la narratrice et la protagoniste, et qui rompt le barrage invisible contre la liberté de dire la vérité, contre le silence. L’hésitation entre dire et se taire est également exprimée d’une part par l’utilisation des adjectifs définis (la, le, les), des adjectifs démonstratifs (ce, cette, ces) destinés à distancier les personnages, à les écarter des relations de parenté et à nier l’inceste ; d’autre part par les adjectifs possessifs (ma, mon, mes, son, sa, ses) destinés à établir les relations de parenté pour reconnaître l’inceste dans la famille en question dans les récits. Par ailleurs, M. Duras joue avec la dénomination et la non-dénomination des personnages pour exprimer le tiraillement : en donnant à la protagoniste du premier roman le nom de Suzanne et en évitant de la nommer dans les deux autres romans, l’auteure évite de s’impliquer elle-même dans l’histoire. Cependant, cette tentative de dissimuler son identité est trahie par la dénomination des deux frères qui permet de reconnaître la présence de l’auteure. Ce va-et-vient entre la reconnaissance et la non-reconnaissance de soi ou entre le non-dit et le dit dévoile l’hésitation de l’auteure à prendre position par rapport à ce qu’elle a vécu, cette période incestueuse de sa vie. Un autre moyen destiné à dire implicitement l’inceste consiste en l’utilisation du discours indirect et du discours indirect libre dans le but de rendre l’histoire secrète, inaperçue, mais cette stratégie est trahie par l’abondance des images fortes de l’amour dans le récit. Par le biais de la manipulation des temps verbaux, M. Duras essaie de camoufler la vérité mais aussi d’éloigner les événements en utilisant le temps passé dans le récit. Mais les souvenirs sont tellement puissants qu’ils refont surface avec le temps présent des verbes et se présentent comme des faits qui ont lieu au moment même où la narratrice raconte son histoire. Les lecteurs peuvent reconnaître que l’inceste reste pour toujours un sentiment très fort et omniprésent dans l’esprit de l’auteure. 

A étudier les romans de Duras dans les relations avec les entretiens qu’elle a accordés aux journalistes et avec les ouvrages biographiques sur Duras, on peut constater que l’écrivain a été fortement influencée par la culture vietnamienne dont elle s’est imprégnée pendant les dix-huit premières années de sa vie. C’est sur ce point que je mets l’accent dans mon intervention.

Issue d’une famille dont les deux parents sont français, Duras est une Blanche, une étrangère dans son pays natal qui, pourtant, l’a adoptée et l’a assimilée à la communauté jaune des Vietnamiens. Elle raconte sans cesse son origine atypique dans les livres, en particulier son imprégnation dans la société indigène est évidente :

… vous êtes dans un milieu, dans un espace donné, vous êtes né dans un milieu, dans un espace donné, vous êtes né dans le milieu, vous parlez le langage du milieu, etc. – les premiers jeux étaient des jeux d’enfants vietnamiens, avec des enfants vietnamiens – et puis on vous apprend que vous n’êtes pas Vietnamiens, et qu’il faut cesser de voir des petits Vietnamiens parce que c’est pas des Français.

En raison de cette familiarité avec les indigènes, la famille Donnadieu se comporte comme eux, à l’exemple de la mère qui se fait photographier lorsqu’elle se sent vieille. Cette photo devrait être encadrée et accrochée sur l’autel des ancêtres pour entretenir, selon les croyances vietnamiennes, les liens entre le défunt et les vivants. La mère apprend la mort de son mari avant l'arrivée du télégramme grâce à l’oiseau, probablement un hibou qui, pour les Vietnamiens, annonce la mort.  Elle privilégie les garçons au détriment de sa fille. La discrimination des sexes a été et est encore très forte dans la culture orientale, notamment dans les pays où le Confucianisme est pratiqué. Cette école philosophique, morale, politique et, dans une moindre mesure, religieuse, instaure une hiérarchie très marquée au sein de la société et de la famille. Selon Confucius, les hommes représentent le savoir, l’intelligence et ils doivent avoir accès à l’enseignement tandis que les femmes doivent assurer les activités domestiques comme l’éducation des enfants, les soins à leur mari. Cet esprit discriminatoire s’est ancré dans la conscience de la mère, si bien qu’elle place son fils au-dessus de tout. 

Dans les entretiens avec Laure Adler, Duras raconte que, dès sa petite enfance, elle a été confiée aux domestiques avec qui elle a mangé, joué et grandi. Comme sa mère souffrait d’arthrites multiples, de paludisme, de complications cardiaques et rénales, elle a été rapatriée en France pour les soins. Pendant ce temps, la petite Marguerite, âgée de six mois seulement, a été élevée pendant huit mois par un boy vietnamien. C’est la période de sa découverte du monde, celui des jaunes et non pas des blancs. Au retour de sa mère en Indochine, elle continue d’entretenir des relations étroites avec des indigènes dont les règles de vie imposent la discrétion des sentiments. Les Vietnamiens, notamment ceux qui étaient soumis au régime féodal et colonial, étaient condamnés au mutisme. Ils n’osaient pas parler, de peur de commettre un sacrilège vis-à-vis des autorités ou des personnes hiérarchiquement supérieures. Dans la famille, ils n’osaient pas parler, de peur d’évoquer des tabous et des interdits. Entre proches, ils n’osaient pas exprimer verbalement les sentiments, de peur d’être condamnés pour obscénité. Cette réalité vietnamienne se reflète assez clairement dans la famille blanche « vietnamisée », une famille de marbre où « ce qui [se] passe c'est justement le silence », « le silence génial ». Les seules paroles d’amour sont proférées par la jeune fille dans le troisième roman, et cela, exclusivement avec son petit frère Paulo, l’amant Chinois et son amie Hélène Lagonelle. 

Les sentiments, la jeune fille ne les dévoile à personne, car le silence est une pratique courante dans sa famille, comme dans de nombreuses familles vietnamiennes à l’époque. Faute de moyen d’expression verbale, elle concrétise intensément ses désirs à travers des relations sexuelles avec le Chinois et des attouchements avec son petit frère. Il a fallu attendre des dizaines d’années pour que les mots arrivent, peu à peu, au fil du temps, de plus en plus explicitement dans les romans. 

Du point de vue de l’inceste, nous constatons que la conception des Vietnamiens sur la question est assez proche de celle des personnages dans les romans étudiés. Née et bercée dans la culture vietnamienne depuis son enfance, la petite Marguerite devait appréhender même de façon inconsciente les pratiques incestueuses chez les Vietnamiens et les a fait apparaître dans ses récits. Plus jaune que blanche, plus vietnamienne que française, elle devait, comme tous les autres enfants vietnamiens, écouter depuis sa toute jeune enfance la légende du pays « La roche attendant son époux ». 

Cette légende raconte l’histoire d’un couple de paysans très pauvres qui ont un fils de onze ans et une fille de dix ans. Ces deux jeunes jouent ensemble quand leurs parents travaillent dans la rizière. Un jour, avant de partir au champ, la mère donne à son fils une canne à sucre pour qu’il donne à manger à sa petite sœur. Quand il lève le grand couteau pour éplucher la canne, la lame se détache et heurte la tête de la sœur qui tombe inanimée. Pris de panique, il s’enfuit et après des jours de marche, il est recueilli par une famille de pêcheurs. Plus de dix ans plus tard, il se marie avec une jeune femme qui, depuis, attend tous les jours le retour du mari pêcheur pour aller vendre les poissons. Au bout de deux ans, ils ont un enfant et pensent être les plus heureux du monde. Un jour de tempête, le mari reste à la maison pour réparer ses filets. Sa femme le prie de l’épouiller. C’est à ce moment-là qu’il découvre une grande cicatrice entre deux mèches de cheveux de sa femme et lui en demande l’origine. Après avoir écouté l’histoire, il réalise qu’il a pris pour épouse sa propre sœur. Il réprime ses tourments, s’enferme dans son secret et garde le silence. Quelques jours après, le mari part pêcher au large, pris de remords, honteux d’avoir épousé sa sœur. Comme tous les jours, sa femme va le chercher sur la côte, mais il ne revient plus jamais. Depuis, jour après jour, elle prend son enfant dans les bras et escalade le flanc de la montagne du côté de la mer pour guetter son retour. Des semaines après, elle n’a plus de force pour pleurer, mais elle escalade quand-même la montagne pour scruter le retour de son mari. Un jour, la mère et l’enfant se transforment en pierre et leur silhouette se fige pour l’éternité.  

Cette légende, qui se raconte de génération en génération, glorifie implicitement la beauté de l’inceste fraternel en soulignant que le jeune couple n’est jamais aussi heureux que depuis leur mariage. Mais en même temps, la légende impose un interdit à l’amour incestueux symbolisé par la disparition définitive du mari et l’inassouvissement du désir symbolisé par la transformation en pierre de la femme. Cette métamorphose représentative de la doctrine du Bouddhisme traduit la conception du sacrifice nécessaire à l’accession au Nirvana où le bonheur est éternel. Selon Chi Lan Do-Lam, cette légende véhicule un message, elle a pour fonction de prévenir la transgression : « … l’horreur de la découverte, le parti de la fuite, la pétrification pour l’éternité sont les seules réponses possibles à donner à l’inceste. Le risque de transgression, implicite au travers de l’inceste involontaire accompli par les protagonistes, incite à une vigilance accrue. » Ainsi, elle porte deux significations apparemment contradictoires : l’idéal mais aussi l’impossibilité de l’amour incestueux fraternel. Marguerite Duras qui aurait écouté cette légende à maintes reprises grandira et agira avec cette conception de la beauté et de l’interdit de l’inceste qu’elle éternisera dans ses écrits. Sur ce point, les Orientaux et les Occidentaux adoptent la même attitude : si le mari dans la légende vietnamienne est terrifié d’apprendre qu’il couche avec sa propre sœur, dans l’histoire d’Œdipe, c’est le savoir de l’inceste qui est terrifiant, car avant cette découverte, Œdipe est très heureux avec Jocaste. Cependant, la culture occidentale évoque l’inceste œdipien entre la mère et son fils tandis que la culture vietnamienne s’intéresse plutôt sur un inceste entre frère et sœur qui s’observe dans la famille de M. Duras mais aussi dans les récits de l’auteure.

Chi Lan Do-Lam montre que contrairement à l’inceste fraternel, le thème de l’inceste entre parent et enfant semble absent du répertoire de la littérature enfantine et orale du Vietnam. Cette remarque peut être appliquée également pour la littérature pour adultes non seulement parce que l’inceste est un sujet tabou dans ce pays, mais aussi parce que la censure ne tolère pas les écrits à caractère obscène ou pervers qui va à l’encontre de la morale traditionnelle du peuple. Cependant, Duras « la métisse » – selon les termes de Catherine Bouthors-Paillart – a transgressé l’interdit de l’inceste dans son enfance au Vietnam, probablement parce qu’elle a cru à la vertu de cet amour comme le suggère la légende. Elle franchira des années plus tard l’interdit de l’écriture de l’inceste dans un pays autre que le Vietnam – la France – en allant au-delà des limites : mettre en scène l’inceste maternel et l’inceste fraternel.

En effet, dans L’Amant, la mère privilégie son fils aîné durant toute son existence, mais tout le sacrifice ne lui est pas suffisant pour manifester son amour. La narratrice évoque l’envie de la mère d’être enterrée aux côtés de son fils aîné dans la même tombe. Ce vœu traduit le désir mais aussi la tentative de la mère de s’unir avec son fils et de fusionner avec lui dans leur nouvelle habitation pour une coexistence éternelle :

Elle a demandé à ce que celui-là soit enterré avec elle. Je ne sais plus à quel endroit, dans quel cimetière. Je sais que c’est dans la Loire. 

Si la mère et son fils aîné ont été toujours des compagnons, ils le resteront après la mort qui n’est qu’une phase préliminaire à la métamorphose. Ce désir reflète l’esprit du Bouddhisme dominant au Vietnam sur la réincarnation selon lequel le corps seul meurt mais l’âme fait un voyage pour s’abriter après dans le corps d’un nouveau-né. Cette réincarnation est indispensable dans le Samsara dont la définition est donnée par Nicoletta Celli dans son ouvrage Le Bouddhisme : « C’est le cycle des existences, ou cycle naissance-mort-renaissance qui représente la dimension conditionnée et impermanente de la réalité, le théâtre où l’être humain fait l’expérience de la souffrance dans l’attachement trompeur aux choses, mais où il peut trouver la délivrance. […] Etre libéré du samsara consiste à apaiser les passions et à éradiquer l’attachement à ce que nous croyons permanent. Une fois éliminé ce qui alimente le samsara, l’état de cessation de la souffrance (nirvana) peut être atteint. »

Le désir du couple mère/fils  relève également de la doctrine du Confucianisme qui dicte non seulement le respect du mari par sa femme mais aussi la fidélité de la femme même dans la mort. Dans les rituels vietnamiens d’autrefois, la femme était enterrée vivante avec son mari pour continuer à le soigner comme il se doit. Par ailleurs, selon la tradition vietnamienne et chinoise qui persiste, les deux époux morts doivent être enterrés l’un à côté de l’autre, dans deux tombes parallèles. La mère dans le roman se conduit entièrement comme une Vietnamienne de l’époque féodale : elle croit à la réincarnation, suit la tradition du pays mais à sa façon, c'est-à-dire en mettant son enfant à la place de son mari. La substitution du père mort par le fils aîné est une pratique courante dans la société vietnamienne. Selon Phan Ke Binh, « l’aîné a davantage de droits que tous les frères. Si le père vient à disparaître, il le remplace et a la responsabilité des jeunes. » Les règles de conduite du pays précisent également que dans la famille, la fille doit obéir à son père, la femme mariée à son époux, la femme veuve à son fils. La volonté de la mère d’être enterrée aux côtés de son fils aîné correspond ainsi à la conception vietnamienne sur le couple. Dans la réalité, la mère de Marguerite, Madame Marie Donnadieu est enterrée à Onzain avec son fils aîné Pierre, comme une épouse avec son époux. En réalisant ce vœu, elle peut exaucer son désir d’aimer et d’être aimée pour toujours par celui qui l’aime et qu’elle aime. Par ce désir, elle fait de son enfant son mari éternel. Pour Georges Bataille, le partage de la tombe symbolise un érotisme sacré car « l’approbation de la vie (perdure) jusque dans la mort ». La volonté de la mère coïncide curieusement avec celle de la jeune fille qui, en apprenant la mort de son petit frère, veut mourir avec lui :

  Je ne sais pas pourquoi je l'aimais à ce point-là de vouloir mourir de sa mort.

Pour la jeune fille, la mort n’est qu’un simple passage à un autre état, car elle croit à la réincarnation, à l’immortalité, comme y croient les Bouddhistes. La mère et la fille nourrissent toutes les deux le même fantasme : celui de fusionner avec le corps de l’être aimé, mais avec une forme dénaturée, c'est-à-dire respectivement avec son fils et avec son frère. Le désir incestueux devient éternel grâce à l’influence du Bouddhisme et du Confucianisme sur l’auteure, et par la suite, sur les personnages des romans. 

Les relations particulières entre les membres de la famille de Duras dans la vie comme dans ses livres résultent du mode de vie « à la vietnamienne » qui consiste en un partage du lit parental avec les enfants. Traditionnellement, la famille vietnamienne est construite sur la base d’une relation très proche entre ses membres. Dans cette société à la première moitié du vingtième siècle, l’expression des sentiments, des émotions et de l’amour était un tabou et les paroles d’amour étaient même considérées comme superficielles pour ne pas dire hypocrites. Les actes l’emportaient souvent sur les mots. Pour prouver l’amour, les membres de la famille restaient physiquement proches les uns des autres, et cela, le plus longtemps possible. Les enfants dormaient souvent dans le même lit que leurs parents jusqu’à la puberté, même après. Ils assistaient ainsi aux ébats amoureux de leurs parents et devenaient des témoins de leurs rapports sexuels. Cette proximité était propice aux fantasmes, elle incitait parents et enfants à se substituer les uns aux autres, à s’imaginer dans le rôle de l’autre et encourageait l’inceste. Les actes incestueux sont facilités également par le manque d’espace de vie obligeant les frères et sœurs à dormir ensemble dans le même lit, sous la même couverture, même jusqu’à la majorité. Partager le même lit permet également de se protéger réciproquement contre les mauvais esprits, de se faire des confidences secrètes mais aussi de transmettre le savoir-faire et le savoir-être. L’attirance charnelle du yin et du yang, les premières expériences sexuelles de toutes sortes, sont pour la plupart des cas acquises dans ce contexte. Dans L’Amant, Duras révèle que la mère et ses trois enfants partagent le même lit. Cette situation doit exister même avant le départ du père en France pour se faire soigner et les trois enfants doivent avoir l’occasion d’assister à l’accouplement de leurs parents et de s’assimiler fantasmatiquement à l’un des deux rôles. Plus tard, même si le père n’est plus là, le contact physique entre la mère et ses enfants, entre les enfants constitue les conditions favorables au désir charnel incestueux. Dans L’Amant de la Chine du Nord, le lecteur peut trouver que la petite sœur se couche souvent près de son petit frère pour mimer et simuler les actes sexuels auxquels elle aurait pu assister. 

Les rapprochements entre la mère et son fils aîné ou entre la sœur et son petit frère dans les romans de Duras seraient également dus aux facteurs sociologiques inhérents à la culture vietnamienne. La conception sur l’inceste dans ce pays semble plus souple qu’ailleurs. En effet, tout ce qui exclut la pénétration entre les membres d’une même famille, comme les caresses, les attouchements, les regards, les mots doux… n’est pas considéré comme une preuve de l’inceste mais de l’amour parental ou fraternel. Cette conception devait s’imprégner dans l’esprit des membres de la famille de Madame Donnadieu et se refléter plus tard dans les livres de M. Duras où les personnages se prodiguent des paroles et des gestes qui vont au-delà des conventions sociales et familiales. La culture vietnamienne permet à Duras de construire une ambiguïté pour elle-même : en tant que « Vietnamienne », elle peut se livrer librement aux actes singuliers avec son petit frère et s’innocenter ; en tant que Française, elle est consciente de la signification de ces gestes qu’elle représente discrètement dans ses livres. 

Comme nous l’avons évoqué, dans la société traditionnelle, les Vietnamiens n’expriment pas leurs sentiments, en particulier l’amour. L’inceste est encore plus sujet au tabou, même s’il est pratiqué d’une façon discrète, à l’abri de tous les regards et de toutes tentatives de le mettre au grand jour. Ainsi, l’assimilation à la race jaune tient lieu de justification des actes incestueux des personnages qui se comportent incestueusement comme les Vietnamiens. Influencée par cette mentalité, Duras éviterait-t-elle d’aborder l’inceste d’une façon directe, de peur de toucher à un sujet tellement délicat. Elle se soumettrait à une autocensure, car le lecteur a l’impression qu’elle est tiraillée d’une part par la pudeur et le respect des conventions sociales universelles qui interdisent l’inceste, et d’autre part, par la nécessité de se dévoiler, de se mettre à nu pour se débarrasser d’une lourde charge morale.

Revenons aux romans du cycle indochinois où, dans leur environnement de vie clos qui écarte l’intrusion de toute personne étrangère, les protagonistes vivent un désir à la fois métis et incestueux en se substituant aux Vietnamiens chez qui l’inceste est une notion plus ambiguë. La jeune fille blanche assimile son petit frère aux indigènes pour l’écarter des liens de parenté et pour réaliser ainsi l’inceste. Elle fantasme un métissage qui permet de réaliser les relations incestueuses à travers une tierce personne, souvent des jaunes – sosies de son petit frère, comme le Chinois ou Agosti au bar de Ram. 

Cet inceste que M. Duras suggère dans les romans est attesté par l’auteure elle-même dans ses entretiens et dans ses autres textes comme Les Parleuses, Les Lieux de Marguerite Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, Marguerite Duras à Montréal, Outside, La Vie matérielle et Ecrire ou encore dans l’émission Apostrophes de Bernard Pivot, dans les interviews pour Le Monde et Libération… Du point de vue psychologique, Duras ne raconte pas explicitement l’inceste parce qu’elle est consciente de l’interdit. Chez elle, l’inceste est étroitement lié à la pulsion, au manque et à la transgression. A cause de l’interdit, les personnages souffrent d’un « manque d’être » permanent et cherchent à assouvir le désir obsessionnel. Pour accéder à la satisfaction sexuelle, le couple mère/fils a recours à la violence contre l’autre couple mais aussi à la fusion définitive et éternelle réalisée par la mort qui est, chez Duras, l’équivalent du bonheur et de la jouissance. De son côté, le couple sœur/frère a accès à la jouissance à travers le corps physique ou fantasmatique d’une tierce personne. La représentation romanesque de la consommation de l’inceste n’est révélée qu’une seule fois à la fin de L’Amant de la Chine du Nord lorsque la prise de conscience de ses pulsions subconscientes a poussé l’écrivain à être de plus en plus explicite dans l’écriture et à reconnaître ouvertement l’inceste. C’est l’écriture qui permet à l’écrivain de réaliser le désir incestueux, de transgresser l’interdit, de revivre les souvenirs et de vaincre l’impossible.

Ainsi, le principe incestueux dans les romans du cycle indochinois de Duras participe d’une esthétique caractérisée par l’ambivalence qui consiste à dire sans dire, esthétique qui évolue avec le processus d’écriture pour révéler peu à peu les relations particulières entre les personnages et entre les membres de la famille de l’auteure. C’est avec l’écriture que l’écrivain concrétise ses rêves d’enfance : assouvir le désir pour son petit frère et réaliser l’envie de devenir écrivain. C’est avec l’écriture qu’elle continue à emmener ses lecteurs dans le monde du mystère qui demande toujours à être décodé. 

Trần Văn Công
Université de Hanoi, Vietnam

 

 

 

 

 

 

 

 

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 L’Amant, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 14.

 Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Minuit, 1977, p. 60. M. Duras raconte également à Xavière Gauthier : « Tu sais, ma mère s’est ruinée avec le barrage. Je l’ai raconté. J’avais dix-huit ans quand je suis partie pour passer ma philo ici, la deuxième partie, et faire l’université, et je n’ai plus pensé à l’enfance. Ç’avait été trop douloureux. J’ai complètement occulté. Et je me trimballais dans la vie en disant : Moi, je n’ai pas de pays natal ; je reconnais rien ici autour de moi, mais le pays où j’ai vécu, c’est l’horreur. C’était le colonialisme et tout ça, hein ? […] J’avais douze ans. On avait une maison à Sadec, sur le Mékong. […] Ce Mékong auprès duquel j’ai dormi, j’ai joué, j’ai vécu, pendant dix ans de ma vie, il est resté. » Marguerite Duras, Xavière Gauthier, Les Parleuses, Minuit, 1974, pp.136, 137.

 Dans Un Barrage contre le Pacifique, le grand frère joue avec les enfants indigènes et fréquente les chasseurs ; la mère s’associe avec les paysans vietnamiens pour ériger le barrage contre le Pacifique. Dans L’Amant, les enfants vietnamiens participent au lavage de la maison et la jeune fille entretient des relations très proches avec Thanh, le conducteur de sa mère.

 « Quand elle a été vieille, les cheveux blancs, elle est allée aussi chez le photographe, elle y est allée seule, elle s'est fait photographier avec sa belle robe rouge sombre et ses deux bijoux, son sautoir et sa broche en or et jade, un petit tronçon de jade embouti d'or. Sur la photo elle est bien coiffée, pas un pli, une image. Les indigènes aisés allaient eux aussi au photographe, une fois par existence, quand ils voyaient que la mort approchait. Les photos étaient grandes, elles étaient toutes de même format, elles étaient encadrées dans des beaux cadres dorés et accrochées près de l'autel des ancêtres. » A., op. cit., p. 118.

 Dans les Cahiers de la guerre et autres textes (édition établie par Sophie Bogaert et Olivier Corpet, Editions P.O.L./Imec, Paris, 2006, p. 39), M. Duras se souvient encore de l’attitude de sa mère : « Elle me jugeait plus apte aux études que lui, mais ce n’est pas sans certains mépris. ». Dans un autre ouvrage, M. Duras parle de la déception de sa mère qui n’attend pas la naissance d’une fille : « X.G. : - Et ce que vous disiez tout à l’heure, que votre mère aurait voulu que vous soyez un garçon et qu’au début, vous essayiez de répondre à cette attente, c’est-à-dire d’être vraiment un garçon, prendre une place dans la société de garçons, est-ce que ce ne serait pas ça ? M.D. : - C’est très probable. » Marguerite Duras, Xavière Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p.14.

« Le proviseur lui dit : votre fille, madame, est première en français. Ma mère ne dit rien, rien, pas contente parce que c'est pas ses fils qui sont les premiers en français… » L’Amant, op. cit., p. 31.

« Elle en disait de petites banalités, toujours les mêmes. Que s'il avait voulu ç'aurait été lui le plus intelligent des trois. Le plus « artiste ». Le plus fin. » Ibid., p. 98.

 Laure Adler, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, coll. « Biographies N.R.F. », 1998, p. 48.

 « Alors, il y avait chez les jeunes filles que j’ai connues là-bas – toutes mes amies étaient vietnamiennes –, jusqu’à seize ans, une espèce de joie, de joie de vivre, très, très animale. » Marguerite Duras, Xavière Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p. 143.  

 L’Amant, op. cit., p. 34. M. Duras raconte dans Les Cahiers de la guerre et autres textes : « Nous étions pudiques et durs les uns avec les autres, nous nous adressions la parole pour nous insulter ou pour nous renseigner sur certaines choses strictement matérielles. » Marguerite Duras, Les Cahiers de la guerre et autres textes, op. cit., p. 50.

 L’Amant, op. cit., p. 45. A noter également que les dialogues entre la jeune fille et sa mère dans L’Amant de la Chine du Nord sont parsemés de silences.

 « On était plus des Vietnamiens, vous voyez, que des Français. » Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, op. cit., p. 60.

 La légende « La roche attendant son époux » fait partie de la littérature orale du Vietnam. Il existe plusieurs versions dans les régions différentes du Vietnam dont la plus connue a été repris par Nguyen Dong Chi dans Lược khảo về thần thoại Việt Nam (Précis des légendes du Vietnam) publié par la Commission Littérature-Histoire-Géographie en 1957. 

 « C’est l’état de cessation de la souffrance qui suit la disparition de l’attachement et l’extinction du désir, de la haine et de l’ignorance ». Nicoletta Celli, Le Bouddhisme, traduit de l'italien par Claire Mulkai, Hazan, Paris, 2007, p. 222.

 Chi Lan Do-Lam, Contes du Vietnam : enfance et tradition orale. L’Harmattan, 2007, p. 237.

 L’Amant, op. cit., p. 99. 

 Nicoletta Celli, Le Bouddhisme, op. cit., p. 212. 

 En ce qui concerne les devoirs des époux dans la société vietnamienne, Phan Ke Binh écrit : « Le mari doit, en premier lieu, montrer de l’affection envers sa femme, et celle-ci doit lui rester fidèle. » Phan Ke Binh, Viet-Nam phong tuc (Mœurs et coutumes du Vietnam), Tome I, présentation et traduction annotée par Nicole Louis-Hénard, Paris, Ecole française d’Extrême-Orient, 1975, p. 64.

 Lors de l’entretien avec Bernard Pivot pour l’émission Apostrophes, M. Duras le confirme :

« Pivot : Et ils sont enterrés ensemble, la mère et le fils ? 

MD : Vous vous rendez compte ? Ils sont enterrés tous les deux ensemble… Comme les amants chinois. » 

Réalisation : Jean-Luc Léridon ; entretien avec Bernard Pivot, Antenne 2, 28 septembre 1984. L’émission a été reproduite sur vidéocassette par les Editions du Seuil, « Vision Seuil », en 1990

 Phan Ke Binh, Viet-Nam phong tuc (Mœurs et coutumes du Vietnam), Tome I, op. cit., p. 12.

 Ibid., p. 65.

 Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 17.

 L’Amant, op. cit., p. 129.

 « Mon petit frère était immortel et on ne l'avait pas vu. L'immortalité avait été recélée par le corps de ce frère tandis qu'il vivait et nous, on n'avait pas vu que c'était dans ce corps-là que se trouvait être logée l'immortalité. » Ibid., p. 127.

 « … le corps de mon petit frère était le mien aussi… » Ibid., p. 128.

 « Nous dormons tous les quatre dans un même lit. » Ibid., p. 42.

 L’Amant de la Chine du Nord, in Romans, cinéma, théâtre. Un parcours, 1943-1993, Marguerite Duras, Gallimard Quarto, 1997, p. 1575.

 

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Le principe incestueux dans les romans indochinois de Marguerite Duras

conférence de TRAN VAN CONG - Université de Hanoi - aux  RENCONTRES DE DURAS 2012 organisées par l'ASSOCIATION MARGURITE DURAS "