PETITE ANTHROPOLOGIE DE L’IVRESSE 

Conférence de Jean-Pierre MARTIN 

 

Ici, dans les romans de Duras, pas d’alcool abstrait, éthéré, métaphorique. Une description chimique de l’effet de l’alcool, du corps alcoolique, de la montée en puissance de l’ivresse. Duras parle d’expérience, en connaissance de spiritueux. Avec des noms précis au contraire, des rituels, des manières de boire. De Madame Dodin à Emily L., du Marin de Gibraltar à Moderato cantabile, des Petits chevaux de Tarquinia au Vice-consul, les noms d’alcool seront exaltants, emphatiques, envoûtants. 

Par sa diversité, la carte des alcools, vins et spiritueux donne déjà le vertige. Whisky, manzanilla, cherry, bitter campari, cinzano, champagne, cognac ? Double bourbon on the rocks ? pilsen noire ? Gin ou rhum comme rue Saint-Benoît ? Ou alors tout simplement du vin ? mais le vin est à peine un alcool, le vin, on en boit de toute façon, c’est le minimum, le vin, il ponctue les autres alcools, il les allège en quelque sorte, c’est si léger, le vin. Marguerite a dit un jour à Yann Andrea : « je ne bois plus d’alcool, plus que du vin. Le vin n’est pas l’alcool. » 

Dans l’ensemble on s’y perd, c’est l’embarras du choix, la vie sera potomane et apéritive ou ne sera pas, je choisirai parmi les romans les plus arrosés, ceux où l’alcool circule ouvertement, sans prohibition aucune, ceux que l’alcool chauffe presque à chaque page, ceux où les personnages vont de café en trattoria et de trattoria en bar, à la recherche d’un je ne sais quoi, d’un marin de Gibraltar, d’une Anne-Marie Stretter, de Dieu sans doute, d’un alcool qui manque toujours car il n’y a pas d’alcool qui puisse tenir lieu de l’alcool. L’alcool ici peut tout nous dire : la géographie du monde, la sociologie, la mythologie, la mystique, l’excès, l’extase, le rire, le pleur, le comique de tout, la tragédie, la perdition, tout quoi, tout ce qui n’est pas petitesse, l’alcool c’est le grand large de la littérature, l’alcool c’est la mer, l’amour, le sexe, la chaleur, l’alcool chauffe le roman, chauffe la passion, fait monter la tension, interdit la modération, et n’oublions pas que les gens qui ne boivent jamais une goutte d’alcool, on peut les voir comme des malades. Il y a une histoire de l’alcool chez Duras comme il y a une histoire de l’œuvre, on varie les degrés, les lieux, les substances. On peut ne lire, que ça, l’alcool,  si l’on veut, dans les romans de Duras, et ne lisant que ça on tient tout le reste, presque tout. 

 

Ne commençons pas trop fort, cependant. Sans quoi on ne tiendra pas le coup. Ne commençons pas vice-consul de Lahore, ne commençons pas Anne Desbaresdes  avec la fleur de magnolia entre les seins, ne commençons pas Diana en Italie, commençons Gaston le balayeur. Au milieu de la rue, au cœur de la réalité du monde, entre bennes et poubelles, dans « l’irréductible communauté organique des hommes ». La boisson est de classe, comme la société, l’ex-tchékiste le sait. Avec madame Dodin, la concierge et Gaston le balayeur, nous consommerons rue sainte Eulalie du petit blanc comme dans un roman de Queneau. Gaston boit régulièrement dans la journée et pas qu’un peu. Et lorsqu’il a bu, il répète toujours cette phrase, en apparence innocente : « Ce qu’il me faudrait, c’est vingt mille francs. Pour aller dans le Midi, prendre le soleil et peut-être qui sait ? changer de métier… ». Il boit pendant son travail et même parfois une ou deux fois par semaine, jusqu’à trois blancs avant de venir à son travail, soit très tôt le matin. Madame Dodin, la concierge du 3 rue Sainte Eulalie le sait, elle le sait infailliblement dès qu’elle le voit déboucher rue Sainte Eulalie. Il faut dire qu’il siffle alors l’air du Petit vin blanc, ou bien qu’il chante la messe à  tue-tête et en latin. Gaston, il faut le préciser, n’est pas un ivrogne, mais un « losophe ». La losophie est un don exact du langage, une philosophie de la matière, de la poussière et du petit blanc matutinal.

 

Autre losophie éthylique que celle des Petits chevaux de Tarquinia. Avec Diana c’est un tout autre genre, une autre classe sociale, un côté parfois Claire Brétécher par anticipation, avec Diana nous sommes en vacances en Italie dans Les petits chevaux de Tarquinia. Au soleil précisément. Et ça tape trop fort. Diana, seule femme seule dans le groupe de Ludi, Diana boit toute la journée du bitter campari, mais je doute que ce soit l’exception des vacances et la chaleur ambiante qui induisent cette addiction. A Diana, bien qu’elle nous propose à travers le bitter campari un paradis, à Diana nous résisterons un peu parce que Diana, dans Les petits chevaux de Tarquinia, Diana dès le matin, dès l’heure qu’il est maintenant à Duras ce 15 mai 2009, Diana nous pousse à commencer par un premier bitter qui en annonce bien d’autres. Il faut dire que Diana et son amie Sara, Sara, la maman adoratrice et dévoratrice d’un trésor d’enfant qui trinque forcément un peu, Diana et Sara donc ont comme point commun le fait de consommer plus de dix bitter campari par jour et elles sont connues pour cela. « En général elles étaient ensemble, ce qui ne satisfaisait pas la plupart des autres. Sara et Diana étaient de plus des femmes qui buvaient plus de dix campari par jour, qui étaient étrangères. Gina, elle ne buvait rien, mais elle était la femme de Ludi. »  Ce « plus de dix » donne à rêver. Plus de dix, ce peut être vingt, je ne sais pas, je ne sais plus ce que j’ai bu avec Diana et Sara, mais c’était beaucoup, beaucoup trop pour moi qui ne tiens guère l’alcool. Gina, elle, la femme de Ludi, ne boit pas. Elle est même « contre les apéritifs », dit d’elle son mari, Ludi, « toujours et toujours elle a été contre les apéritifs. » Comme on voit, le fait de boire ou de ne pas boire produit un clivage essentiel. Dis moi ce que tu bois, comment tu bois et je te dirais qui tu es. Dans la fiche signalétique des personnages de Duras, on trouve peu d’informations, mais on connaît leurs habitudes éthyliques et c’est déjà beaucoup. 

Le bitter campari de couleur rouge, parfumé avec de l’écorce d’orange et diverses herbes au goût amer, qui fait entre 20,5 et 28 % d’alcool, le bitter campari, je me dois de le rappeler, se boit normalement,  en apéritif, sec ou sur des glaçons, avec ou sans un zeste de citron. Eh bien dans Les petits chevaux de Tarquinia, c’est apéritif du matin au soir, on le boit apparemment sec, le bitter campari, et il n’est pas question de zeste de citron. On nous le dit vers la fin, mais on avait cru le comprendre : « Les bitter campari faisaient rapidement leur effet d’autant plus qu’ils étaient à jeun, nettoyées par le bain ; c’étaient des boissons fraîches, qu’on buvait comme de l’eau et qui rendaient joyeux et plein d’initiative, sitôt bues. » 

Diana est non seulement une fanatique mais elle est en quelque sorte une directrice de conscience spiritueuse, la reine du bitter campari, la convertisseuse apéritive, la grande prosélyte de cette potion, pour laquelle elle manifeste un enthousiasme communicatif : « Bitter campari c’est magique dit-elle », ou bien : « Bois un bitter campari », ou encore : « Je crois beaucoup au bitter campari. » Diana donc préside le plus souvent à la tournée générale et dans sa bouche, ces deux mots, bitter et campari, sonnent comme des mots talisman, comme des sésame ouvre-toi, ils se prononcent dans l’exaltation, comme Césarée, comme Rodrigo Paestra, comme des mains négatives, comme le marin de Gibraltar. On ne sait pas en même temps si ce n’est pas à défaut de mieux qu’elle prêche pour le campari, Diana. Elle combinerait bien les plaisirs. « Dans ce pays où il n’y a pas de cognac, dit-elle, on ne sait jamais quoi prendre après le déjeuner. Je crois que je vais quand même prendre un bitter campari. » On comprend que pour Diana, il n’y a pas de vacance à l’alcool, ça n’existe pas. Quant au vin, il y a le plus souvent ellipse, le vin comme on le sait ce n’est pas de l’alcool, le vin est un évidence, comme le lait pour les bébés. Diana dit de lui qu’il est bon dans ce pays, ce qu’elle ne dit pas du bitter campari.

Sara et Diana, qui forment à elles deux une sorte d’association philosophique ou plutôt losophique des amies du bitter campari, se présentent aussi, et l’un ne va pas sans l’autre, comme des « spécialistes du langage » : « Il y a comme ça des rigueurs qui nous sont communes, dit Sara. – Et qui font qu’entre nous, continua Diana, les différences sont supposées ne pas être importantes – Et qui font aussi que nous nous entendons très bien, comme vous voyez, continua Sara. – Les erreurs de langage sont des crimes dit Diana. » Elles ont créé en somme un nouveau mouvement de pensée qui pourrait se nommer le camparisme – ou le communisme du bitter campari. « Même les plus grands de tes philosophes, dit Sara à Diana, sont d’accord sur ce point qu’il est nécessaire de se retremper dans l’inintelligence du monde. » 

Mais il y a mieux. Ce qu’on ne savait pas et qu’on apprend grâce aux Petits chevaux c’est que le bitter campari qu’on boit sous la tonnelle est un remède à tout, une panacée, une sagesse, un pharmacon. « Il faut lui donner un bitter campari », dit Jacques à propos de la bonne qui vient de refondre en larmes. Mais la bonne elle-même a déjà trop bu. Décidément, ce roman trempe dans le bitter campari et l’on se demande si son personnage principal n’est pas cet apéritif losophique. 

Parmi quelques romans plus arrosés que les autres, Les petits chevaux de Tarquinia ont certainement la palme, le césar ou l’oscar, je ne sais pas, de l’alcoolémie romanesque, ex-aequo peut-être avec Le marin de Gibraltar. Duras nous invite ici à compter les verres, et ça fait beaucoup. Les vitesses narratives sont des vitesses imbibées et les focalisations potomanes font régulièrement monter le taux d’alcoolémie. La didascalie sera éméchée ou ne sera pas. L’alcoologie chez Duras n’est pas dénuée d’humour. Elle rit plus qu’on ne croit, Duras, ne mettons pas dans ses livres l’esprit de sérieux auquel elle échappe, ce n’est pas sans malice qu’elle nous donne à observer le rythme auquel ses personnages éclusent. Elle qui en connaît un rayon sur la question, elle nous distille au fil des pages de bonne doses. Pour la suivre, il faut tenir l’alcool, tenir le coup, ne pas tomber comme une mouche au premier verre sinon vous êtes outside. Heureusement nous sommes en folio, en principe nous ne craignons rien, à moins de lire à la lettre et dans tous les sens, et de lever le coude à l’unisson des personnages. Petits chevaux : «  Ils arrivèrent tous quatre au petit bar qui était à l’autre bout de la plage sur le chemin. Les bitter campari étaient frais et ils en burent tout de suite deux, l’homme aussi ». Plus loin : «  Tout le monde rit ; Diana en était à son troisième bitter campari, Sara à son second. Jacques à son troisième aussi, comme Diana et comme l’homme. » L’homme, c’est l’inconnu, le seul personnage sans nom, l’homme au bateau, l’étranger au groupe, mais il commence à s’assimiler, il est manifestement en train de s’intégrer, et grâce au bitter, ce nouveau converti va certainement devenir l’ultra campariste. 

Il y a enfin toujours un moment où l’on ne peut plus compter ainsi les verres, ainsi :  « Ils en burent pas mal » (des bitter campari bien sûr). A la fin du paragraphe, Sara et Diana sont « toujours devant des camparis » Ou encore : « Ils pressèrent le pas, prirent leur bitter campari et passèrent le fleuve à la nuit tombée. » Décidément le bitter campari, c’est une habitude, une habitude ambiguë, un peu comme les bains, comme l’eau de la mer, « pure et vive comme un alcool », comme la chaleur, comme le groupe, comme l’habitude de l’amitié, comme la vanité des insolubles conflits, comme la prison du couple ou de la vie ensemble. « Peut-être, dit Diana, qu’il n’y a rien comme l’amitié qui coupe de l’inconnu. » Le bitter campari renvoie à ce « quelque chose en commun » qu’il ont tous, comme remarque « l’homme », quelque chose qu’on ne peut nommer, c’est aussi un bitter campari spécial qui donne l’avant-goût d’un changement à venir et invite au voyage. Ce pourquoi l’homme en boit volontiers. Mais si on en reste là, au bitter campari, on n’est pas sorti de l’auberge. « C’est difficile de changer sa vie, dit Ludi, rien au monde n’est plus difficile. » 

 

Vitesse éthylique aussi dans le Marin de Gibraltar Mais vitesse en quelque sorte polyéthylique, comme on le verra par opposition à la monomanie camparienne des Petits chevaux. Nous sommes toujours en Italie. Le narrateur est en train de quitter Jacqueline -retenons bien ce prénom, Jacqueline. Il est sur le point de changer de vie. Il lui faut noyer cette rupture et ce tournant de vie d’abord dans le pastis, il commence donc par trois verres de pastis p.106-107. Le pastis, dira-t-on, quoi de plus normal ? Eh bien non, le pastis ici a un caractère exceptionnel, le narrateur jusqu’alors n’en buvait pas, le pastis est pour lui une grande première, une conversion, Le narrateur a d’abord mûrement médité sur la question : Pastis ou fine à l’eau ? Il hésite. le flacon importe autant que l’ivresse. La méditation est existentielle, La décision est d’importance. C’est sa vie qui se joue-là. L’alcool auquel on va se brûler avant la vita nova, ça du moins, on peut le choisir. Du moins on le croit. On  est parti déjà, on quitte, on se cherche ailleurs, on va bientôt accompagner sur les mers, dans un océan de whisky, une femme de marin de Gibraltar, auparavant il est légitime qu’on se pose des questions majeures sur le choix de l’alcool qui est un choix vital, existentiel. Et en même temps, quand on ne sait plus où on habite, quand on est sur le point de tout quitter, en errance sur les routes d’Italie, franchement, sait-on quoi boire ? Le narrateur du marin de Gibraltar franchement ne sait plus. Il procrastine. Il rumine sa biture à venir. 

« Sitôt après, était-ce le soleil ? je ne pensais plus à parler à Jacqueline mais à rentrer prendre un apéritif. […] Sitôt que je l’eus cette idée me parut être la meilleure que j’eusse eue depuis longtemps. Je cherchais longuement de quel apéritif j’avais envie et je les passais tous en revue. Cela m’occupa beaucoup, profondément. Finalement, j’hésitais entre le pastis et la fine à l’eau. Le pastis, c’était la boisson par excellence que ce sous ce soleil-là il fallait s’envoyer dans l’estomac. La fine à l’eau, à côté, était, oui, nocturne. La fine à l’eau, c’était fameux, mais l’eau vous faisait toujours un peu regretter la fine. Tandis qu’on ne pouvait pas regretter le pastis qui ne se buvait pas sans eau. J’allais m’en envoyer un à ma propre santé. » 

L’inédit du pastis est un signe, un signe qui ne trompe pas, Jacqueline n’est pas dupe. Passer d’un alcool à un autre, c’est donner le signal du changement. Le pastis est ici le spiritueux de la metanoia, c’est une infraction à l’habitude du couple, une trahison en puissance, un désaveu. Lorsque le narrateur, il lui faut encore rendre des comptes, dit à Jacqueline « Je crois que je vais aller boire un pastis », Jacqueline lui répond agressivement : « Un pastis ? Tu n’as jamais aimé le pastis. Tu vas te remettre encore à tes apéritifs. ». A quoi il réplique : «  Le premier homme de l’âge moderne, est celui qui le premier a eu envie  de quelque chose comme d’un apéritif. » « Jacqueline le regarde attentivement, ne le reconnaît plus : qu’est-ce qui t’arrive ? » Un autre personnage nous répond pour lui plus directement, dans autre roman, c’est la Gina, déjà évoquée, des Petits chevaux : « Est-ce qu’on est obligé d’aimer toujours les mêmes choses parce qu’une fois dans sa vie on les a aimées ? »

Jacqueline, elle, prend un cinzano, le cinzano est une concession (elle prend tout de même de quoi trinquer une dernière fois), mais c’est aussi une réplique au pernod, le cinzano désapprouve manifestement le pastis, c’est la guerre des alcools, certainement que le cinzano est son habitude, à Jacqueline, elle ne devrait pas persévérer ainsi, le cinzano est éliminatoire, et en plus ce prénom, Jacqueline, un prénom à vous sortir d’un roman de Duras, décidément elle s’enfonce, elle va retourner à son emploi dans l’état civil au Ministère des colonies - une collègue, comme amante, on fait mieux. Exit Jacqueline, avec le cinzano. Place au grand large de la littérature, au whisky, au yacht, à l’infini de la mer, à la poursuite du marin de Gibraltar.

Mais d’abord, il convient de noyer avec application l’existence antérieure. Après le pastis, donc dix verres de vin p. 114 ce qui est le minimum et l’on continue sans transition dans une deuxième partie qui commence sec avec deux verres de chianti coup sur coup dans la première phrase, un troisième en bas  de la page,  p. 131, ce qui n’empêche pas un autre verre en haut de la page suivante,  et peu de temps après 2-3 cognacs p. 144, 2 cognacs p. 147, j’en oublie au passage et p. 153 on fait le bilan :  « Pendant cette journée-là, en somme je ne dessoulais pas ». Auparavant il sera redevenu saoul plusieurs fois. 

Duras nous suggère à maintes reprises la précipitation alcoolique, le verre qui aussitôt levé se vide, elle le suggère discrètement dans des phrases humoreuses : « peu après que nous fûmes attablés, mais quand même après que j’eus fini mon pastis » ; ou encore : « Je commençai  à essayer de ne pas trop boire. »  Dans le marin de Gibraltar, il y a un peu du capitaine Hadock et lorsqu’on nous dit de façon régulière que « les marins se marrent » on a compris d’où vient leur rire. On est dans la vie buveuse, dans la vie noyée, dans la vie qu’on cuve - on attendait cette expression, on la trouve p. 115 : - Tu cuves ton vin ? me demanda alors Jacqueline qui croyait peut-être que je m’endormais ? Non, dis-je, je cuve ma vie, et  content de ma formule, je me mis à rigoler. » Et plus loin l’idée se redit, un peu cliché, tout de même, Marguerite n’a pas besoin de moi pour le savoir : « car c’était du vin de la liberté que j’étais saoul. » 

Plus tard, le petit pastis franchouillard, le vin, le cognac, tout ça ne tiendra pas la route face au whisky consommé sec avec une hollandaise volante, et sur un yacht tout de même. Parfois peu importe le flacon, c’est le lieu qui enivre, le lieu étranger, en avant sur les mers, Sète Tanger, Abidjan, Léopoldville, en avant pour la vita nova. Le whisky sur le yacht d’Anna, même si cette Américaine est fausse, nous fait passer d’un roman français où nous buvions du pernod alors que nous étions en Italie à un roman américain que le narrateur projette d’écrire 

Le whisky est le kairos, l’occasion, la fugue, le philtre de l’amour qui s’enfuit, mais on boira aussi au passage, avec Anna l’Américaine qui est originaire des Pyrénées où son père tenait un café tabac, où elle a commencé dit-elle à servir de la limonade (de la limonade mon œil), on boira aussi ce que l’on trouve, n’importe quoi, n’importe quel jaja, ainsi dans une trattoria, un « mauvais vin violet épais, qui a pour seul mérite d’être presque glacé ». Il en boit deux verres coup sur coup, le narrateur, et à la page suivante on recommande une carafe, et à la page 238 encore une autre, entre-temps on nous a dit que ce vin est traître, qu’il fait beaucoup de mal, n’empêche, et peut-être pour cela précisément, on continue. – Quelquefois, dis-je, je ne peux pas m’arrêter de boire du vin, certains jours. – Je sais, dit-elle, mais on va être saouls. – C’est ce qu’il faut,  dis-je.

C’est un roman drôle, Le marin de Gibraltar, un roman alcoolisé souvent peu lu pour sa drôlerie, on y rit beaucoup, Duras met du Queneau dans le romantisme de la passion et c’est un des qualités de son alcool.

 

Le lieu et la compagnie importent parfois autant que le flacon, parfois plus, et dans ce café où loin de chez elle, loin de son beau quartier, Anne Desbaresdes commande du vin « dans l’épouvante »,  où elle tremble avant même de consommer, le vin lui-même, le vin si banal d’ordinaire, peut devenir le signal d’une transgression majeure. Avec Anne Desbaresdes dans Moderato cantabile, nous boirons rituellement du vin en compagnie de Chauvin, son nom indique la fatalité, comme la façon détournée de vivre le désir. Anne donne des espoirs à ce Chauvin que franchement je plains, je ne peux m’empêcher de me mettre à sa place, aller si souvent parler au café avec une femme si désirable pour finalement que des mains s’effleurent, pour respirer de loin la fleur de magnolia entre les seins, pour apercevoir le visage qui chavire tandis que le Pommard se déguste entre bourgeois, franchement, je le plains, Chauvin, d’autant que, semble-t-il, il aurait fait gratuitement office de psychanalyste - narco-analyse réussie, dit Marguerite Duras, moi je dirais plutôt oenanalyse, selon la technique hétérodoxe du verre de vin servi sur la table d’un caboulot. N’empêche, le rôle du vin est ici dit explicitement. Si on ne buvait pas tant, ce ne serait pas possible ? demande Chauvin. Je crois que ce ne serait pas possible, murmura Anne Desbaresdes. 

Là aussi elle compte, du moins au début, Anne Desbaresdes. Déjà le troisième verre… C’est beaucoup pour quelqu’un qui d’ordinaire… Circonstance aggravante au début : elle est au comptoir. Le quatrième verre, le décisif, c’est l’homme qui le lui tend. L’ivresse commence, puis elle grandit. (La professeure de piano du fils d’Anne, Mademoiselle Giraud, compte elle aussi : 1-2-3-4, dit-elle.) C’est l’ivresse, désormais, qui est le sujet à la fois grammatical, physiologique et mental. Et par la suite, au cours des différentes scènes dans le café, Anne Desbaresdes ne boira pas du tout moderato cantabile : « Elle le but aussitôt ». « Elle le but aussitôt servi ». « Ils le burent ensemble avec avidité  mais cette fois rien ne presse Anne Desbaresdes que son penchant naissant pour l’ivresse. » « Elle but son verre de vin d’un trait. » « Elle but de nouveau comme une assoiffée. » D’ailleurs, on finira par commander une carafe, c’est plus simple. 

Alors, quand Dominique Aury écrit  dans son article de juin 1958 pour la NRF (passage repris en quatrième de couverture de l’édition de poche chez Minuit) : « Une étrange ivresse s’empare d’elle où les verres de vin qu’elle se fait servir et qu’elle boit lentement sont eux-mêmes des prétextes », malgré mon admiration pour la merveilleuse lectrice qu’est Dominique Aury, je désapprouve un peu. De même que dans le film de Peter Brook, je ne trouve pas le compte des verres, l’emportement de l’ivresse. 

Ce n’est qu’à la toute fin qu’Anne Desbaresdes boit « à petites gorgées : « On va donc s’en tenir là où nous sommes. » 

 

Avec le vice-consul et le directeur du cercle, nous entrons dans un nouveau cycle alcoolique, une autre esthétique, plus abstraite, de l’abus des spiritueux. Nous boirons beaucoup chaque soir dans la collection de l’imaginaire à la p. 75 et face au Gange, assis côte à côte sur la terrasse. Avec le vice consul nous boirons intransitivement, l’ivresse sera métaphysique, comme la colère comme l’amour comme l’emportement. Ce qu’on boit, ici, n’est pas nommé. C’est un infléchissement dans l’alcoologie. On ne compte plus les verres. L’ère du soupçon a été introduite dans la bouteille d’alcool désormais innommable, c’est de l’alcool abstrait, on ne dit même pas de l’alcool, on boit, c’est tout, on boit sans signifié, intransitivement, Roland Barthes devrait s’en réjouir, mais on comprend tout de même, vu les paroles échangées et les gestes, que ce n’est pas de la tisane qu’ils s’envoient, le vice consul et le directeur du cercle. 

De fait le vice consul est au-delà de l’alcool, au-delà de la boisson (bien que dans Nuit noire Calcutta le vice-consul s’adonne plus ouvertement à l’alcool). On peut imaginer soit qu’il refuse toute boisson diplomatique, soit qu’il en abuse ; que de toute façon, ça chauffe en lui sans intermédiaire. Son alcoolisme, si son excès peut se nommer ainsi est de l’ordre de la mystique. « Peut-être a-t-il bu » nous dit-on p. 119 de la collection de l’imaginaire au cours d’une réception où il est présent absent sauf pour Anne-Marie Stretter. Il a toutes les apparences de l’homme qui a bu, le vice-consul. Il est soûl pense Charles Rossett, et plus loin, pour la première fois, on nous dit : « Le vice consul boit du champagne ». Normal : au début de la scène Anne-Marie Stretter qui ne s’appelle pas Jacqueline, Anne-Marie Stretter dans une robe à double fourreau de tulle noir tendait une coupe de champagne. Et l’on croit bien plus tard comprendre que le vice consul est ivre mort, mais ça ne se dit pas aussi clairement.

Dans Le ravissement de Lol V Stein à la p. 90 en Folio Lol se lève et offre un verre de cherry à Tatiana, et 4 pages plus loin Lol a pris un verre de cherry qu’elle boit à petites gorgées. Elégant le cherry, alcool entre femmes, gourmandise un peu désuète, 25 degrés tout de même, mais Lol n’a pas besoin tant que ça d’alcool, l’alcool chez Lol coule comme naturellement dans les veines, il irrigue son système nerveux, elle est de la race du vice-consul, ils étaient faits pour se rencontrer ces deux-là mais dans un seul roman ils se seraient faits de l’ombre, et il aurait fallu tenir à distance tous les spiritueux du monde, ça aurait fait un sacré grabuge à la fin. 

 

Enfin avec Emily L., avec le captain, au bar de l’hôtel de la Marine à Quillebeuf, l’habitude sera sans écart,  ce sera chaque jour comme un rituel pilsen noir  d’un côté, double bourbon on the rocks  de l’autre, il n’y a pas de rapport entre l’homme et la femme, chacun son alcool, l’amour vieillit comme l’habitude. « Emily L. a du génie, dit Marguerite. C'est la femme que je préfère au monde, cette vieille alcoolique aux souliers troués. C'est tant pis pour les gens qui n'ont pas vu qui elle était. S'ils l'avaient vu, ça les aurait changés. Mais moi ça m'a changée, je traîne avec moi Emily L. » Duras se projette, s’identifie à ses personnages alcooliques, des femmes souvent : Anna la femme du marin de Gibraltar, Anne Desbaresdes, Anne-Marie Stretter, Emily L., Diana, Maria, Maria dont je n’ai pas parlé, il faudrait une journée entière dans les bars pour parler de tous les alcooliques durassiennes, Maria qui à dix heures et demi en été mais aussi à toute heure boit de la manzanilla (15%), quand ce n’est pas du cognac, Maria qui boit la nuit comme parfois Duras.  

 

La question se pose dans les romans de Duras comme un leit motiv : comment changer de vie ? Et voilà qu’on vous offre un autre alcool, c’est le kairos, il faut saisir l’occasion, elle est souvent insaisissable, l’occasion c’est Anna, l’américaine du yacht, l’occasion c’est Chauvin, l’occasion c’est l’homme atlantique, l’occasion, c’est l’homme inconnu, l’occasion c’est Anne-Marie Stretter. La vie vécue et la vie romanesque se confondent dans cette ère impossible d’une vie nouvelle. 

Au fait, il paraît que Yann et Marguerite buvaient entre six à huit litres par jour, j’ai peine à le croire, à ce rythme-là tout de même, le génie alcoolique risque de ne plus écrire du tout. L’ivresse d'un phrasé qu'on veut laisser « à l'état pantelant », cela suppose la pleine maîtrise d’une ébriété qui trouve sa bonne mesure, le pouvoir d’arrêter au bon moment, entre deux verres. « J’ai écrit dans l’alcool », dit-elle, pour ajouter aussitôt : « j’avais une faculté à tenir l’ivresse en respect. Je ne buvais jamais pour être saoûle. » Et pourtant elle aurait écrit La maladie de la mort, dit-elle aussi, « dans un bain d’alcool ». 

Qu’on n’aille pas s’imaginer que je prends les choses à la légère. Cet éclatement de la violence alcoolique, cette coulée solaire à travers le corps, on y joue sa vie. L’alcool ici est affaire de passion, de violence et de sexe, intrigue de métaphysique, intensité érotique maximale, mystique de conversion. Il ne brûle pas seulement les tissus de l’organisme, comme le dit Bourvil à propos de l’eau ferrugineuse, il brûle aussi les replis de la psychè, la peau des personnages, le phrasé de leur conversation « à l’état pantelant ». Duras est une écrivaine des passions enivrées et dissidentes. Dans ses romans, l’atmosphère générale d’exaltation et d’ébriété outrepasse la consommation d’alcool. Le corps s’embrase en général et en particulier à un degré qui dépasse celui de toutes les boissons connues. La carte des alcools dessine la carte des corps passionnels, mais aussi la carte des corps emportés ailleurs, des corps désentravés, mais encore la carte des corps en perdition, la carte des corps qui cherchent la force de fuir. 

Jean-Pierre MARTIN

 

 

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" PETITE ANTHROPOLOGIE DE L'IVRESSE  conférence de Jean-Pierre MARTIN  

- Université de Lyon 2 -  aux Rencontres de Duras 2010 organisées par l'Association Marguerite Duras "

 

 

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Jean-Pierre MARTIN  (universitaire et auteur)


Ecrivain,, Professeur de littérature contemporaine à l’Université Lyon 2. 

Membre de l’Institut Universitaire de France 

 

BIBLIOGRAPHIE 

 

Henri Michaux, écritures de soi, expatriations Editions José Corti  1994 (Prix Rhônes-Alpes de l’essai) 

 

Le laminoir, roman, Champ Vallon, 1995.

 

Le piano d'Épictète, récits, Corti, 1995.

 

Contre Célineou D'une gêne persistante..., Corti, 1997.

 

Corner-line, Paroles d'aube, 1998.

 

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Henri Michaux, ADPF, Editions des Affaires Etrangères, 1999.

 

Henri Michaux,  Gallimard, 2003 (Prix de littérature générale de l’Académie française)

 

Sabots suédois, roman, Fayard, 2004.

 

Le Livre des hontes, Seuil, coll. Fiction & Cie,  2006 (Grand Prix de la critique )  (traduit en roumain et en russe) 

 

Eloge de l’apostat,  essai sur la vita nova Seuil,  coll. « Fiction & Cie », mars 2010

 

A paraître en 2011 :

Les liaisons ferroviaires, roman Champ Vallon.

Les écrivains face à la doxa, essai sur le génie hérétique de la littérature, Corti.

Queneau losophe, Gallimard, « L’un et l’aute », 

 

 

Direction d’ouvrages : 

Lire Perros, PUL, 1995

L’invention critique, Cécile Defaut, 2004

Ecrire après Auschwitz, PUL, 2006

Colères d’écrivains, Cécile Defaut, 2009

Bourdieu et la littérature, Cécile Defaut, 2010

 

Nombreux articles et textes en particulier dans La NRFLes Temps Modernes, Poétique, La RHLFLittératureCritiqueLa RSHEurope…  

Contribution à l’ouvrage dirigé par Alain Finkielkraut Ce que peut la littérature, Stock, 2006 (sélection de quelques émissions littéraires sur France-Culture,dans le cadre de « Répliques » 

 

 fr.wikipedia.org/wiki/jean-Pierre_Martin