Des journées entières dans les arbres

Théâtre  de  la  Gaité  Montparnasse.  Du  21  janvier  au 30 mars 2014.

  

Compte rendu du spectacle 

 

Des Journées entières dans les arbres, de  Marguerite  Duras,

 

avec  Fanny Ardant,  Nicolas Duvauchelle,  Agathe Bonitzer  et  Jean-

 

Baptiste Lafarge,  mise en scène de Thierry Klifa, musique de Alex Beaupain

 

par Joëlle Pagès-Pindon

 

 

 

 

Marguerite Duras, qui faisait corps et voix avec ses personnages, pouvait dire en 1981 « Agatha c’est moi ». Fanny Ardant, qui illumine la scène du Théâtre de la Gaité Montparnasse dans Des Journées entières dans les arbres, pourrait dire aujourd’hui quant à elle : « Marguerite Duras, c’est moi ». Car à travers le rôle de cette mère qui porte à son fils un « amour fou, mouvement océanique qui engloutit tout dans sa profondeur 1», Fanny Ardant nous donne à entendre la voix même de l’Écrit durassien.

La nouvelle parue en 1954 dans le recueil du même nom, avait été adaptée à la scène en 1965 puis reprise dix ans plus tard, avant de connaître une version cinématographique, diffusée à la télévision en 1977. C’est Madeleine Renaud qui interprétait le rôle de la Mère – « Elle est très très vieille. Elle est en noir, très menue, décharnée » –, faisant du personnage voué à une mort sacrificielle, une sorte de « Christ de la maternité », variation féminine d’un Père Goriot balzacien. La référence autobiographique à la propre mère de Duras, Mme Donnadieu, s’imposait alors de manière incontestable, d’une évidence que l’écrivain se plaisait encore à souligner : « La mère des Journées entières dans les arbres et celle du Barrage contre le Pacifique sont les mêmes. La nôtre. La vôtre. La mienne, aussi bien 2».

Or, aux spectateurs du Théâtre de la Gaité Montparnasse, c’est une autre dimension de la pièce que révèle Fanny Ardant. A travers la Mère des Journées entières dans les arbres, Marguerite Duras se peint elle-même, dans ses élans comme dans ses fragilités. Et sous la référence autobiographique, on retrouve l’écrivain qui avouait à son fils unique : « L'amour maternel […] c'est celui qui ne cesse jamais, qui est à l'abri de toutes les intempéries. Il n'y a rien à faire, c'est une calamité, la seule du monde,

merveilleuse 3». Irradiante d’intelligence et de vie, dans cette résonance nouvelle donnée aux mots du personnage de la Mère, Fanny Ardant, folle d’amour, fait découvrir au spectateur les fluctuations merveilleuses d’une folie qui n’est, chez Duras, que l’autre nom de la passion. Tour à tour séduisante, émouvante, provocante, Fanny Ardant réveille en nous l’écho de toutes ces héroïnes durassiennes que consume, dans une éternelle jeunesse, « la passion, cette espèce de brûlure, d’incendie ». Sa gestuelle et sa voix sont tantôt intenses et retenues, tantôt éclatantes d’exubérance débridée.

Dans la relation triangulaire qui structure la pièce, les deux comédiens qui interprètent le Fils et Marcelle, sa compagne, sont à la hauteur de cet astre noir qu’est la Mère. Nicolas Duvauchelle est aussi attendrissant qu’il est exaspérant : sous le beau gosse dominateur, on sent l’enfant sensible qu’il a été et l’on devine l’homme vieillissant qu’il sera bientôt. Agathe Bonitzer a le charme touchant d’une jolie môme mal aimée, qui mêle aux éclats de sa gouaille populaire, de vieilles frayeurs de souffre-douleur. Et quand l’espace scénique devient espace chorégraphique, les corps des comédiens expriment ce que les mots ne sauraient dire, s’évitant, se frôlant ou s’étreignant. D’un réalisme discret, le décor et la musique suggèrent une référence aux années cinquante, mais c’est à la portée universelle de la pièce que s’attache la mise en scène, qui fait résonner avec force la puissance de la parole durassienne.

 

Joëlle Pagès-Pindon,

Vice-présidente de L’Association Marguerite Duras, auteur de Marguerite Duras. L’écriture illimitée (2012) et coéditrice des tomes 3 et 4 des Œuvres complètesde M. Duras en Pléiade (à paraître).

 

 

1 Le Monde extérieur, « Mothers » p. 195. 

2 Ibid., p. 194.

3 Le Monde extérieur, « J’ai pensé souvent » p. 193.