MARIE-HELENE BOBLET

 

Quand « l’histoire des amants devient un fait divers,

une fiction »: La Musica, L'Amante anglaise

 

« L’histoire des amants devient un fait divers, une fiction » : le titre de cette contribution est emprunté à une didascalie de La Musica deuxième, pièce de 1985 qui reprend et allonge La Musica de 1965 :

            Lui (...) : Je te tuais. (Un temps.) Tu tombais, terrassée sur le coup.

            Je me souviens du silence tout à coup. (Un temps.) Je ne souffrais plus.

            Elle : Et de toi, quest-ce que tu faisais de toi ?

            Lui : Je ne l'ai jamais su.

            Silence l'histoire des amants d'Evreux devient un fait divers, une fiction.

  

La didascalie peut étonner par la juxtaposition des substantifs, qui lisse les différences sémantiques entre réel et imaginaire, entre fait divers et fiction, comme si les notions s’équivalaient. Je voudrais mettre en pleine lumière ce paradoxe, en m’appuyant sur les personnages de femmes de Duras, puisque tel est l’axe de nos rencontres.

Du point de vue externe de la genèse des œuvres d’abord. Les deux catégories de la fiction et du fait divers caractérisent respectivement l’origine de La Musica, imaginaire, et celle de L’Amante anglaise, historique et authentique. Or la didascalie se rapporte à l’histoire fictive des amants de La Musica comme pour dire que le script, calqué sur celui d’un fait divers, devient un « fait divers ». C’est que, par le romanesque qui caractérise ce qui tranche le cours régulier des jours, tout fait divers rejoint la fiction. Ici et là, grâce aux personnages féminins, Anne-Marie Roche et Claire Lannes, personnages romanesques s’il en est : elles ne se laissent pas qualifier par les catégories sociales ou morales pré-établies, le désir de passion les définit existentiellement, elles fraient avec le paradoxe, l’excès, la démesure, l’extravagance. Elles sont les amantes d’Évreux ou de Cahors comme il y eut dans Hiroshima mon amour en 1959 l’amante de Nevers ou comme il y aura dans le cycle indien l’amante de Calcutta.

En soulignant la parenté entre les personnages féminins des années 60, j’insisterai sur la fonction que leur attribue l’écrivaine, qui peut être appréhendée comme la fonction critique du « tempérament » romanesque. Obligeant le lecteur-spectateur à questionner la valeur de ses choix et options de vie, il implique un examen axiologique qui ne peut avoir lieu que grâce à un dispositif singulier de la parole : la parole par détour. Chez Duras, on parle et on entend mieux « derrière la porte », non par goût de l’indiscrétion mais parce que seul le désintéressement rend possible une juste intelligence des êtres et des choses. C’est aussi pourquoi, de préférence, il faut s’adresser à « n’importe qui », même si n’importe qui, ce n’est pas facile à trouver. Le détour, l’anonymat, l’inconnaissance sont les conditions de l’efficacité heuristique du dialogue et de ce que j’ai appelé ailleurs le sens éthique de la parole chez Marguerite Duras1. La Musica et L'Amante anglaise en tout cas, œuvres de 1965 et 1966, confirment « la maladie de la parole » dont parle l’auteur à Claude Sarraute dix ans plus tôt à propos du Square : « C’est une véritable maladie, le dialogue. […] Et voilà que je récidive dans mon prochain roman » (Moderato Cantabile)2.

 

Genèse et arguments. De la fiction à la fictionalisation du « fait divers »

La Musica fut d’abord une courte pièce en un acte écrite pour la série « Love Story » de la BBC au début de 1965. Le projet, bien qu’accidentel puisqu’il répondait à une commande, fournit pourtant la matière et devint la matrice d’une série d’œuvres qui illustrent la puissance germinative de l’argument : une pièce de théâtre publiée en octobre 1965, un film du même nom en 1966, une deuxième Musica en 1985 intitulée La Musica deuxième. Voici ce que précisait le synopsis pour la BBC, du point de vue du montage de l’image et du son:

 

Ce sont des gens qui divorcent, qui ont habité Evreux, au début de leur mariage, qui s’y retrouvent – à l’hôtel de France - le jour où leur divorce est prononcé.

« On entend la voix d’un juge qui lit la fin d’un jugement définitif de divorce. La lecture devrait être très froide mais lente, pas mécanique, dramatique.

Cette lecture a lieu sur la première image du film : une cour déserte, conventionnelle, avec des parterres où aucun enfant ne joue. La voix provient d’un bâtiment, d’une fenêtre ouverte. Sur le frontispice du bâtiment, on lit : COUR DE JUSTICE D’EVREUX (par ex.)

Les noms des deux personnes qui se séparent sont prononcés très distinctement dans le jugement : il s’agit d’Anne-Marie Roche et de Michel Nollet. La date de leur mariage qui a eu lieu en 1950, également. Le motif du divorce également. Lieu du mariage et du domicile : EVREUX.

 

Il faudrait que cette lecture révèle combien peut être inattendue, dramatiquement du moins, la simple lecture d’un jugement de divorce.

La lecture prend fin. […]

Puis, après quelques secondes, une femme sort, descend les marches et traverse le jardin.

Puis, quelques secondes après qu’elle soit sortie (sic),  un homme fait de même. […]

On reste sur la cour de nouveau déserte.

La lecture recommence dans les mêmes termes. On reconnaît une phrase ou deux : un autre couple se sépare.

 

Le synopsis insiste sur le caractère typique et universel de la situation, que souligne le divorce entre l’image et le son en voix off. Les adjectifs indéfinis font d’un juge, d’une cour, d’un jugement particuliers les emblèmes de l’insoutenable gravité de tout divorce. Lorsque Duras écrit lapièce publiée dans le volume 1 du théâtre chez Gallimard, ces indications ne sont évidemment plus de mise. La pièce commence directement dans le hall de l’hôtel de France, où chacun des ex-conjoints a choisi de passer la nuit avant que chacun retourne à sa nouvelle vie. Par hasard donc - ou plutôt par nécessité affective, ils se retrouvent dans cet hôtel et décident de se parler, faute d’avoir rien d’autre à faire. Or après des échanges triviaux sur les meubles qui restent à distribuer et sur leurs projets actuels et futurs, ils remontent le cours du temps, essayent de comprendre pourquoi de s’être tant aimés les a conduits là, à Evreux, pour légaliser leur séparation physique. Ils se racontent ce qu’ils ne s’étaient jamais avoué à propos de leur vie conjugale et de ce que j’appellerai « la tentation du fait divers » : parce qu’ils n’avaient « pas trouvé une autre manière de…/ d’échapper à la fatigue, par exemple », ils se « payai[en]t des nuits d’insomnie, des scènes… des scènes… du drame… ». Même, ils s’apprendront mutuellement qu’un meurtre et un suicide ont été évités de justesse. Le meurtre d’Anne-Marie par Michel lorsqu’il découvre son infidélité, le suicide d’Anne-Marie lorsqu’elle apprend qu’il demande le divorce. On est donc au bord du fait divers, mais les personnages s’arrêtent là où d’autres sont allés jusqu’au bout. Le crime passionnel, on le sait, a fasciné les personnages d’Anne Desbarèdes dans Moderato Cantabile ou de Maria dans Dix heures et demi du soir en été, qui « dévore du regard Rodrigo Paestra, ce prodige tangible, cette fleur noire poussée cette nuit dans les désordres de l’amour ». Mais aucune fleur noire n’est poussée dans La Musica, qui contient seulement un germe intangible de prodige, de fait divers virtuel et non actualisé, de fiction. Pour Michel le crime, pour Anne-Marie l’adultère sont les stratagèmes inspirés par les livres pour se distraire de l’ennui de l’amour. Ils sont un degré supplémentaire dans la chaîne des divertissements, après le cinéma, les courses, les stations au bar des grands hôtels auxquels a recours Anne-Marie « quand l’amour traîne ». Divertissement de l’angoisse de savoir l’amour aussi vital qu’invivable, de savoir l’enfer adorable. Misère de savoir qu’aucun amour au monde ne peut tenir lieu de l’amour et que, pourtant, c’est l’amour qui a lieu qu’il faut vivre. C’est seulement après et au-delà du mariage, grâce à cette nuit de conversation à l’hôtel de France d’Evreux, que l’histoire des amants devient une légende ou plutôt que « toi et moi… cette légende… sort du noir »

Le divorce en effet ne défait pas le couple mais seulement le mariage. Le passage en justice loin de régulariser les faits – la séparation des corps – vérifie la règle des cœurs. Il délivre de tout serment devant la loi Anne-Marie et Michel, qui redeviennent ce qu’ils eussent dû rester : d’éternels fiancés, unis par la foi en leur sentiment. S’engager dans un mariage comme s’en désengager illustre la mise à l’épreuve de l’élan du désir par le carcan du contrat. Cette opposition paradigmatique est en place dès la pièce de 1965, dont je cite les dernières répliques :

Lui : Je ne comprends pas ce qui se passe. (Un temps.) La fin et le commencement mêlés… par quel moyen faire que toi et moi… cette légende… sorte du noir… Silence

Elle : Il y a cette solution - ne rien faire – rien- inventer ça.

Lui : Dans l’ombre, en secret, laisser l’amour grandir.

Elle : Oui

Lui : Comme des gens privés par la force des choses de se rejoindre ?

Elle : Oui. Regarde-moi. Je suis la seule qui te soit désormais interdite.

Lui, un temps :- Ma femme. »

 

Dans la presse, Duras souligne l’impossibilité tragique de la reprise du couple autant que l’incapacité dans laquelle ils sont de faire taire la musica de leur amour et de leurs émois :

Ils sont l’un et l’autre embarqués par de nouvelles aventures. […] Leurs existences vont repartir sur d’autres voies. Ils ne pourraient pas revenir en arrière sans provoquer d’autres souffrances, d’autres ruptures. C’est trop tard. C’est trop tôt. Trop tard pour commencer ou recommencer. Trop tôt pour finir. Ils luttent visage nu et tandis qu’ils le font l’amour revient avec une force irrésistible. Mais ils sont séparés. […] Ainsi, de cette façon infernale, une chance leur est-elle donnée de s’aimer pour toujours3.

 

Plus tard, dans Le Navire Night, dans L’Eté 80, dans Agatha, la séparation reste la garantie d’un amour inaltérable ; le départ loin de l’autre est l’invention paradoxale d’un commencement et d’une fin mêlés. Paradoxe qui convient aux amours interdites entre les conjoints disjoints de la Musica, entre la monitrice et l’enfant aux yeux gris dans L’Eté 80, entre Agatha et son frère dans Agatha.

C’est sans doute la volonté d’approfondir le paradoxal enchevêtrement de « la fin et du commencement », l’énigme de la consécration par le renoncement qui préside aux déploiements du film La Musica en 1966 et de la La Musica deuxième en 19854. À l’occasion du film qu’elle réalise en collaboration avec Paul Seban, Duras rédige deux notes sur les personnages féminins. La première, « La femme d’Evreux », destinée à Delphine Seyrig qui interprète le rôle et à Robert Hossein, son partenaire, fait d’Anne-Marie Roche une héroïne à la fois romanesque et tragique. Romanesque parce qu’elle est

a contrario de toute mode et de penser et de vivre et de s’habiller, et de parler, et d’aimer, de se conduire, de mentir. C’est-à-dire qu’elle ne se laisse pas entraîner par les courants connus de la façon de vivre, de s’habiller, d’aimer etc. parce qu’il y a en elle des injonctions un peu étranges […] d’un absolutisme de caractère tragique auquel elle n’échappe pas.

 

 Elle n’était pas tendre. Cela est un point important. De son fait à elle, l’amour entre eux a gardé ce caractère périlleux et abrupt de la passion dans son début. L’amour entre eux, le temps passant – trois ans -, ne s’est jamais infléchi vers la tendresse, vers le compromis de la tendresse, du être bien ensemble, du vivre bien, du bonheur conjugal. L’aventure a continué à travers le mariage de ces amants. Elle a laissé cet homme dans une liberté de jeune homme. L’idée de lui être un soutien ne l’a jamais effleurée. […]

L’aime-t-elle encore ? Oui. Mais elle l’aime au passé. Elle aime l’image de leur amour mais elle y a renoncé. Et cette femme-là ne peut pas revenir sur l’abandon d’un espoir.

[…] Femme profonde mais qui pèse une plume. […] Il n’y a plus ni griefs ni torts ici, dans cette dernière rencontre. Les torts et querelles sont volatilisés. La vie conjugale ayant cessé, rien n’encombre plus le sentiment, enfin5.

 

Quant à la deuxième note, destinée à Julie Dassin, c’est une invention de 1985 intitulée « La jeune fille de La Musica ». Duras ajoute un tiers dans le circuit de la parole. Ce tiers ne transforme pas le dialogue en trilogue, mais il permet que deux chaînes d’échanges se succèdent : celui de la pièce entre les amants déchirés, et un dialogue entre cette jeune américaine et Michel Nollet. Si imprégnée qu’elle soit d’une forme d’intransigeante pureté, sa culture ne lui interdit pas d’interpeller Michel Nollet à la terrasse du café, de le faire parler de sa douleur et de l’accompagner en forêt. Grâce à son étrangeté, elle l’accouche de la parole qui n’a pu être dite encore: « C’est aux inconnus qu’on fait le plus volontiers des confidences, vous ne trouvez pas ? Avec les intimes, on est lié par ce qu’on dit. »6 Duras a composé ce personnage en soulignant à la fois sa juvénilité et son archaïsme : elle recule devant l’âge adulte, devant la règle générale du libertinage des mœurs, « la barbarie des temps modernes » et le déchaînement de la pulsion qui rate le ravissement du désir. C’est l’« expérience de la non-expérience » qui lui permet de comprendre la détresse de Michel.

 

Elle parle, écoute, regarde, comme une jeune fille. La notion de pureté doit être ici primordiale. Je veux dire qu’elle ignore le charme qu’elle peut avoir. Elle est encore dans une quête enfantine, plus attentive aux autres qu’à l’effet qu’elle fait. Il y a en elle de la sauvagerie. Elle est farouche et contradictoire.

 

[…] Cette jeune fille pense tellement à l’homme, elle est tellement captivée par l’histoire de cet homme qu’elle devient secondaire à ses propres yeux.

 

C’est là ce que j’appelle sa générosité et sa pureté.

 

[…] Il y a entre l’homme et la jeune fille des rapports que j’appellerai des « grands rapports ». […] Ici, pas de traces de coquetterie, pas de petites joutes de parole. Leurs rapports sont dénués de tout intérêt, de vanité. C’est ce que j’appelle de vrais et grands rapports.

 

La profondeur d’Anne-Marie, l’intégrité de la jeune fille caractérisent les femmes de La Musica : femmes sans compromis ni compromission, sans coquetterie ni affèterie, que leur refus radical des comportements médiocres et communs rapproche d’un autre personnage de Duras, capital : la Claire Lannes de L’Amante anglaise.

 

La genèse de ce roman est tout à fait différente puisque L’Amante anglaise est la reprise d’une pièce de 1960, désavouée par son auteur, Les Viaducs de la Seine-et-Oise, qui elle-même s’inspire d’un fait divers réel de 1954 : le meurtre commis en Seine-et-Oise par une certaine Amélie Rabilloud. Elle assassina et démembra son mari et fut condamnée aux travaux forcés par la Cour de Versailles en 1957, sans avoir pu expliquer le motif de son acte. Du réel, Duras conserve le démembrement, le viaduc, mais elle modifie deux éléments capitaux. La victime n’est plus le mari mais une cousine de la criminelle, Marie-Thérèse. Le mari, Marcel Ragond, est complice : c’est la main du meurtre dont la femme, Claire Ragond, est la tête. Duras, qui ajoute au substrat de l’actualité un personnage de fiction, explique au Monde le 22 février 1960 : « J’avais lu dans les journaux cette histoire d’une femme qui, au terme d’une vie douce et paisible, a tué son mari et l’a découpé en morceaux. […] Tous les jours elle partait avec son petit sac à provisions et elle jetait un morceau par-dessus le viaduc sur les trains qui passaient ; on en a retrouvé à Lille, à Bordeaux, à Cahors […] ». Comme Amélie Rabilloud n’a jamais pu expliquer le motif de son acte, Duras cherche un accès direct au crime qui soit débarrassé de la prose journalistique, des rumeurs et des grilles interprétatives de la criminologie. C’est le divers qui la concerne, ce qui échappe à la norme, déborde les limites, dévie des sentiers battus: 

Je voulais conserver l’anonymat au divers, vu presque toujours à travers les déformations des journalistes. […] Ce qui a retenu mon attention, c’est la bonne volonté de la femme : elle voulait sincèrement aider la justice, mais elle n’a pu expliquer son acte. C’est un peu comme les sœurs Papin qui n’ont pas été capables non plus de donner les mobiles de leur crime. Au fond, cela rejoint l’acte poétique.7

 

Même dans le cas où la configuration imaginaire est élaborée à partir d’un fait réel, la transformation du matériau brut en une matière esthétique et poétique, une pièce de théâtre, n’implique pas la clarification : le personnage et le meurtre restent aussi insaisissables que le phénomène de l’inspiration. La donnée empirique, opaque, reste du « divers », qu’aucun récit ni aucune construction dramatique ne peut réduire à un élément homogène totalement intelligible :

Moi-même je ne sais pas à la fin de la pièce pourquoi Claire a poussé son mari Marcel à ce crime. Il y a plusieurs interprétations possibles : le suicide (actif) préféré à l’acceptation (passive) de la vieillesse, le désir de punir la sourde-muette (la victime) de son bonheur, un acte d’amour de Marcel qui obéit à Claire, le besoin de sortir de l’anonymat.8

 

L'Amante anglaise, six ans plus tard, expose de nouveau le mystère insondable du passage à l’acte. Duras rend l’acte à la seule Claire, conformément à la réalité, et remplace les dialogues entre les époux Ragond par trois interrogatoires successifs. Une figure symbolise l’effort de l’intelligence clairvoyante et généreuse : l’interrogateur. Il questionne successivement le patron du bar dans lequel Claire a avoué qu’elle était la coupable, son mari Pierre Lannes, et enfin Claire en personne. L’annonce générique sur la couverture de Gallimard - « roman » - souligne la fictionalisation du fait divers, la liberté prise par l’écrivaine à son égard. Elle exploite, davantage que dans Les Viaducs, l’antithèse entre deux types de femmes incompatibles. D’un côté Claire ne sait à quoi elle a passé sa vie, sinon à se faire des romans sur le banc de pierre du jardin, au pied duquel poussent les pieds de menthe poivrée dite aussi menthe anglaise qu’elle nomme pieds d’amante en glaise. Pierre explique à l'interrogateur que sa femme écrivait la menthe « comme amante, un amant, une amante »9. Et « anglaise », « en glaise », comme « en terre », « en sable »10. À Claire et à la menthe poivrée s’opposent Marie-Thérèse et les viandes en sauce, symbole de ses accommodements avec la vie. « Le dégoût des viandes en sauce », explique Duras, « c'est le dégoût de l'opulence, de la graisse, de l'accommodation à la vie, du bonheur qu'on s'aménage, du bien-vivre, du confort, même du confort intellectuel. À l'opposé, il y a la menthe anglaise, cette plante qu'aime Claire. Vous vous rappelez ce qu'elle en dit: "La menthe anglaise est maigre, elle est noire, elle a l'odeur du poisson, elle vient de l'Ile des Sables" »11. La graphie hétérodoxe en trois mots amante en glaise dit le corps désaffecté de Claire, illuminée puis dévastée par l’amour de l’homme de Cahors qui l’a détournée de Dieu et en a pris la place. L’expérience mystique de cette passion s’accomplit et s’achève dans le meurtre de qui nie, par son allure de petit bœuf et sa gestion d’économe gouvernante, l’illimité des ravissements affectifs. Duras suit la démence qui, dans sa logique apparente, culmine au bout de quelque vingt ans en un crime inexplicable. Elle interroge les frontières du normal et du pathologique, les comportements extrêmes et le mystère ontologique de Claire. « D’un absolutisme tragique », elle aussi, comme Anne-Marie, Claire est un personnage romanesque, qui ne se résigne pas, ne renonce pas à l’objet de sa croyance.

 

Le théoricien du roman et de la fiction Thomas Pavel s’appuie sur le contrat réaliste du roman du XIXe siècle pour qualifier de « contre-mimétique » le personnage qui ne nous ressemble pas, ne nous représente pas, mais nous fait nous interroger sur ce que nous sommes. Celui qui propose un système de valeurs alternatif, plutôt un contre-système qui a la vertu de questionner celui qu’il contre. Anne-Marie Nollet, Claire Lannes, bientôt Anne-Marie Stretter, le vice consul de Lahore sont des personnages romanesques au sens où ils refusent de s’accommoder de l’existence. Anne-Marie Nollet préfère renoncer au couple qu’elle forme avec Michel plutôt qu’à la culminance des sentiments. Claire ne peut s’accommoder des viandes en sauce, Anne-Marie Stretter ne peut s’acclimater à l’invivable des Indes : « Vous êtes avec moi devant Lahore. Et vous tirerez avec moi sur les lépreux de Shalimar. Qu’y pouvez-vous ? », lui dit dans toute sa clairvoyance le vice-consul. « Elle tient tête à tout, et c’est la seule qui se tue », commente Duras dans La Couleur des mots. Toutes vivent donc jusqu’au risque de mort l’impossibilité d’accorder leurs valeurs à leur existence empirique. La valeur ne se négocie pas, à commencer par celle de la passion.

Ce n’est pas seulement que la passion, topos du roman occidental, occupe une place majeure dans l’œuvre de Duras. C’est que « le romanesque n’est pas seulement un topos fictionnel, il est aussi parfois un programme de vie. Il prend en charge quelque chose que, faute de meilleure expression », Jean-Marie Schaeffer qualifie « d’« utopie existentielle », - axiologique et/ou affective »12. Or la réflexion sur les valeurs n’est jamais directement exposée par les personnages durassiens. Duras n’écrit pas de roman d’idée, encore moins de roman à thèse ou didactique. Elle laisse cela à Sartre. C’est bien d’utopie qu’il s’agit, du rêve que caresse chaque personnage de pouvoir mener une vie bonne dans la vie mauvaise, c’est-à-dire une vie juste malgré l’intraitable du réel. Cette utopie est proposée à travers le dispositif de la parole soustraite à l’autorité de l’écrivain, à l’habileté rhétorique comme à l’art littéraire. Elle est ensuite élaborée sur le mode imaginaire par le lecteur-spectateur, à l’instigation de ce qui passe à travers la parole comme à travers la lecture.

 

Le détour de la parole, la parole par détour : parler derrière la porte à n’importe qui

Pour expliquer la possibilité du film de 1966, Duras, à propos de la pièce de 1965, insiste sur la différence entre le dialogue de théâtre et l’épreuve de la parole : « ce qui m’aurait inquiétée, c’est que la pièce ait trop de succès au théâtre. Ce n’est pas du théâtre. Ce sont des mots de derrière la porte. Il n’y a pas de littérature. Pour communiquer entre eux, entre les autres et soi, il ne reste que ses paroles»13. Loin du théâtre de texte, le cinéma échappe d’emblée au soupçon de littérature : les voix des personnages semblent échapper à toute souveraineté d’auteur comme si elles avaient été surprises par la caméra, à l’insu des personnages, comme si les répliques étaient « des mots de derrière la porte ». Cette image renvoie aussi bien à la furtivité de la parole émise qu’à l’indiscrétion de les entendre, mais cette indiscrétion est le signe d’une écoute désintéressée, qui ne préjuge pas du bon (ou mauvais) sens, de l’applicabilité pratique ou non des programmes de vie qui s’esquissent dans la fiction14. C’est pour souligner la valeur de cette écoute, plus apte que toute autre à entendre l’utopie existentielle, que Duras a inventé la jeune fille de La Musica en soulignant sa parenté avec celle du Square. Ce qu’elle appelle des « grands rapports » sans « traces de coquetterie », sans joutes oratoires, ce sont des relations « dénué[e]s de tout intérêt, de vanité » :

 

La jeune fille regarde ce spectacle de l’homme, celui de son éternelle contradiction avec passion. Je m’excuse de citer le Square qui pourrait résumer « l’esprit », le ton de l’échange homme-jeune fille.

Un homme fait à une jeune fille un récit d’un amour ancien et elle l’écoute et elle aussi elle pleure. Cet homme a dû quitter la ville où il a connu cet amour parce qu’il est pauvre, qu’il vend des petites choses tout en voyageant et qu’il ne peut rester nulle part15.

 

L’échange du film fait en effet fortement penser à ce que disait le voyageur de commerce à la bonne du Square. Elle sait écouter : « C’est à une personne de votre genre que j’aimerais le mieux le décrire [mon état]. […] Vous êtes une personne plus indiquée qu’une autre pour comprendre ce qu’on veut dire. […] On s’ennuie si fort de bavarder avec quelqu’un et que quelqu’un vous écoute ». Ce savoir-faire est attribué à l’interrogateur de L’Amante anglaise, qui lui aussi cherche à faire « la pleine lumière », premier titre envisagé pour La Musica d’après les documents relatifs à la genèse de la pièce. Il le cherche sans but immédiat, pragmatique, judiciaire, sans finalité autre qu’heuristique. Dans L’Amante anglaise, écouter « les mots de derrière la porte » est la formule de Claire Lannes et la stratégie qu’elle recommande à son interlocuteur:

 - Voilà comment je faisais avec Alfonso. Quand il passait pour parler à Pierre du travail ou de n’importe quoi, j’allais dans le couloir ou derrière la porte et je l’écoutais. Pour vous ça devrait être pareil.

  • Je devrais parler loin de vous ?

  • Oui, à quelqu’un d’autre.

  • Sans savoir que vous écoutez ?

  • Sans le savoir. Il faudrait que ça arrive, comme ça, par hasard.

  • On entend mieux derrière les portes ?

  • Tout. C’est une merveille de la vie. De cette façon j’ai vu Alfonso jusqu’au fond, où même lui ne voit pas.

 

Pour que parler à la grâce d’une écoute flottante et bienveillante, dire et entendre une parole échappée, furtive, soient des « merveilles de la vie », il faut le dispositif paradoxal de la porte. Elle fait simultanément écran et médiation. Elle instaure la distance comme condition de possibilité de la relation - dans sa différence absolue avec le lien - ; elle prémunit contre les velléités de toute-puissance en garantissant l’extériorité. Il faut encore l’abandon de toute prérogative de la part de celui qui écoute, un quidam passible mais désintéressé. Dans L’Amante anglaise, Claire veut bien répondre àl’interrogateur parce qu’il est neutre : « Je vous parle à vous parce que vous ne savez rien et que vous désirez vraiment apprendre tout, tandis que mon mari croyait savoir, c’était du temps perdu que de parler avec lui ». Ni juge, ni policier, ni psychiatre, il est n’importe qui. Le n’importe qui auquel Claire rêvait de raconter l’amour de Cahors :

- Je n’ai jamais été séparée de l’amour de Cahors, il a débordé sur toute ma vie. Ce n’était pas un bonheur de quelques années, ne le croyez pas, c’était un bonheur fait pour durer toujours. Quand je dors il dure encore, je le vois me sourire par-derrière la haie quand il revient du travail. J’ai toujours eu dans l’idée d’expliquer ça à quelqu’un mais à qui parler de cet homme ? [ …] Ecrire des lettres sur lui, j’aurais pu, mais à qui ?

- À lui ?

- Non, il n’aurait pas compris. Non, il aurait fallu les envoyer à n’importe qui, mais n’importe qui, ce n’est pas facile à trouver. C’est pourtant ça qu’il aurait fallu faire : les envoyer à quelqu’un qui n’aurait connu ni lui ni moi pour que ce soit tout à fait compris.

 

Parler, bavarder se construisent en emploi absolu chez Duras. Loin du théâtre littéraire, loin du trucage rhétorique, la parole dans Le(s) Musica(s) et dans L’Amante anglaise est une tâche, une exigence au sens kantien du terme. Un travail du cœur et de l’esprit, qui suppose l’abandon de toute maîtrise volontariste, de tout préjugé. Si les objets de l’échange sont mineurs, comme le laisse entendre le choix du mot « bavarder », majeurs sont en revanche le qui et le comment de l’action. Qui ? N’importe qui pour garantir le désintéressement, l’absence de présomption, condition transcendantale de toute compréhension. Comment ? Sans tentative de conviction ni de séduction ; par surprise, avec une attention que n’entrave pas l’attente. La fiction représente donc, à travers les personnages, la parole de « derrière la porte » et l’écoute de « n’importe qui ». L’œuvre écrite, elle, présente l’activité de réflexion, de réception, d’interprétation qui incombe à son destinataire. Les blancs, les trous qui restent ouverts dans L’Amante anglaise représentent « la part du livre à faire par le lecteur », ce qui reste à imaginer. La configuration littéraire du fait divers permet, par la fiction, d’élaborer une réflexion ouverte, généreuse, illimitée sur ce que veulent dire parler, écouter et lire.

 

Maie-Hélène BOBLET

 

Université de CAEN

L.A.S.L.A.R.

 

 

 

 

 

1 Voir M.-H. Boblet, Le Roman dialogué après 1950. Poétique de l’hybridité, Ed. Champion,

 

Version:1.0 

2Le Monde, 18 septembre 1956.

3LaGazette de Lausanne, 23 et 24 juillet 1966.

4 Dans Le Matin de Paris du 25 mars 1985, Duras répète que l’acte II est une tragédie, qui réveille et révèle le clair-obscur de toute vie : « J’ai appris qu’à partir d’un thème aussi classique que la séparation d’un couple de province, on peut se trouver devant l’existence fantastique de la tragédie. Il n’y a pas de situation banale, il n’y a pas de situation d’exception. Il n’y a que des situations qui paraissent n’être rien et qui sont tout à elles seules » (Interview de Marguerite Duras par Gilles Costaz, Le Matin, 25 mars 1985).

 

5La femme d’Evreux : notes pour Delphine Seyrig et Robert Hossein, Archives Jean Mascolo. Je souligne.

6 IMEC, DRS 24.10.

 

7 Entretien avec Pierre Hahn, «  Pourquoi la forme dramatique ? »,Lettres et médecins, mars 1964.

Idem.

9Théâtre de l’amante angaise, Gallimard, 1993, p. 61.

10L'Amante anglaise, Gallimard, 1966, p. 124.

11 Interview de Duras par Jacqueline Piatier, le Monde, 30 mars 1967. 

12 Voir les analyses de Jean-Marie Schaeffer dans Le Romanesque, G. Declercq, M. Murat, Paris, P.S.N., 2004.

13 Entretien avec Marguerite Duras, Arts, 27 juillet-2 août 1966.

14 Quand Duras écrira La Musicadeuxième, elle ajoutera aux « voix brisées » de ses personnages et à l’écran de la porte un nouveau détour, une nouvelle médiation. Cette fois, on est au théâtre : elle reprend la pièce à l’épreuve du plateau. À l’indiscrétion de l’auditeur se joint l’effacement de l’auteur :« Les personnages, ce sont des gens à qui cette histoire arrive, mais ils ne sont pas complètement définis par cette histoire. On la connaît par échappées, par ce qu’ils disent. On est au théâtre, on n’est pas dans un livre. L’auteur n’a pas la parole ici. Il n’a que la parole qu’il a déléguée aux comédiens. C’est ça la différence énorme entre la littérature et le théâtre, c’est qu’il n’y a plus d’incursion de l’auteur dans le théâtre ». (Propos recueillis le 17 mai 1985 par Marie-Pierre Fernandes, Travailler avec Duras. La Musica deuxième, Gallimard, 1986).

 

15 IMEC, DRS 24-12. 

 

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Marguerite Duras   

Quand « l’histoire des amants devient un fait divers,

une fiction »: La Musica, L'Amante anglaise Conférence de Marie-Hélène BOBLET - Professeur de littérature française XXè et XXIè siècle - Université de CAEN Basse-Normandie - RENCONTRES DE DURAS 2014 organisées par l'Association Marguerite Duras. "

  

 

 

(en cours )

 

 

 

 

 

2002.