L'Après-midi de Monsieur Andesmas, c'est un livre de Marguerite Duras, c'est l'univers de Marguerite Duras - et  c'est le film de Michelle Porte. A travers la lumière irradiante des images, à travers la magie captivante de la parole, le film module le malheur merveilleux d'aimer, cette vérité immémoriale portée par les grands mythes : la passion, comme un grand feu solaire, consume ce qu'elle emporte.

 

 

La passion qui d'abord s'impose à nous sur l'écran, c'est celle de Monsieur Andesmas, un vieil homme, pour sa fille, son enfant, Valérie. Sur le visage de Michel Bouquet flotte un sourire candide : il est dans la croyance heureuse que la passion peut être illuminante, irradiante. Il ne sait pas encore, il ne sait plus, qu'elle peut être aussi dévorante.  L'espace qu'il parcourt, autour de la maison, il le remplit de la pensée de Valérie, du nom de Valérie sans cesse invoqué. 

Autour de lui, la forêt. Verte et profonde, c'est une chambre d'écho qui lui renvoie les rires et la musique du bal, au fond de la vallée - ce bal où éclatera, visible pour tous, l'amour de Valérie et de Michel Arc. Pourtant, Monsieur Andesmas se refuse à comprendre que le vent qui secoue la forêt est porteur de menaces. Pour nous qui écoutons, ce vent est le même que celui qui soulève les vagues, sur la plage. Dans l'oeuvre de Duras, la forêt comme la mer, renvoient à l'interdit, au monde inquiétant du désir. A ce savoir tragique, Monsieur Andesmas veut rester sourd et aveugle.

Mais le spectateur, lui, saura. La révélation se fera au cours d'une scène d'une intense émotion, le bal sur la place du village. Des couples dansent, de tous âges, de toutes conditions, dans la mécanique apprise d'un rituel social. Dans l'air flotte une musique de Salvatore Adamo, ironique et dérisoire rengaine de nos années soixante - "Vous permettez, Monsieur, que j'emprunte votre fille"... Et soudain c'est l'irruption de la passion, de sa beauté foudroyante; dans la masse insignifiante des danseurs, une image nous éblouit : celle de deux corps enlacés, imbriqués, comme noyés dans une masse de cheveux blonds : Valérie et Michel Arc dansent, emportés dans un ravissement mutuel et ils ne le savent pas encore.. A l'écart, une petite fille regarde, et soudain elle sait et elle pleure, doucement, dans un acquiescement douloureux à ce qui doit s'accomplir. Nous savons nous aussi et nous pleurons avec elle. Miracle d'un instant de cinéma qui accomplit l'essence de la communion artistique telle que la définissait Duras : "Il s'agit d'une relation privée, entre le livre et le lecteur. On se plaint et on pleure, ensemble "...

 

Ni la venue d'un chien, ni la venue de la fille de Michel Arc ne peuvent sortir Monsieur Andesmas de la sérénité débonnaire où il se complaît. Quand la fillette le regarde avec intensité, quand elle s'étonne de le voir si vieux, si déplacé  à attendre dans cet après-midi écrasé de soleil, il ne comprend toujours pas qu'est venu pour lui le temps où il doit s'habituer à être "loin du bonheur de Valérie". 

C'est l'arrivée de la femme de Michel Arc qui va accélérer la confrontation du vieil homme avec la réalité. La femme de Michel Arc, comme sa petite fille dont elle a les gestes et le regard, sait. La beauté de Valérie l'a traversée, elle, comme elle a traversé Michel Arc, comme elle nous traverse, nous, quand elle éclate de lumière sur l'écran. Alors, inlassablement, la femme de Michel Arc parle. A certains moments, la voix de Miou-Miou se fait lancinante, incantatoire mais sans pathos: elle nous livre la vision qui la hante, et une image fulgurante, éclatante de lumière vient crèver l'écran  "Je me suis dit seulement, tant de blondeur, qu'elle doit être belle." Elle est face à Michel Bouquet, mais c'est à nous qu'elle s'adresse, et nous sommes emportés, comme hallucinés, dans le flot d'un discours intérieur que l'on devine obsédant, ressassant , et qui déborde... "Valérie me fait beaucoup souffrir". 

 

Parfois, les comédiens sont très près l'un de l'autre, leurs visages se sourient, unis dans le même bonheur de "parler d'Elle" . Mais souvent, la femme doit s'emporter contre l'obstination béate du vieil homme. L'espace alors s'ouvre au rythme précipité des déambulations de la comédienne : elle s'avance, domine la silhouette tassée sur son fauteuil, le défie d'un mouvement de tête, le rudoie, le provoque : "Si vieux que vous soyez, si fou, il faut vous faire à cette idée Monsieur Andesmas, écoutez!". Mais lui résiste toujours à cette soufrance qui le distrairait de son bonheur d'aimer. Quand le visage extatique de Michel Bouquet emplit une dernière fois l'écran, quand il nous regarde, éperdument, et psalmodie une fois encore "Valérie! Valérie", nous pensons au premier titre qu'avait donné Duras à l'oeuvre, L'intelligence de Monsieur Andesmas. Qu'a donc compris Monsieur Andesmas? Qu'il n'y avait rien à comprendre, jamais, rien à apprendre, dans la passion. Qu'elle se vivait seulement, dans la fulgurance du bonheur ou du malheur. 

 

 

Joëlle Pagès-Pindon

 

Notes sur Monsieur Andesmas, Livret de Presse du Festival de Cannes 2004Semaine internationale de la critique.